Leur souffrance augmente à mesure que le territoire français est de mieux en mieux couvert en réseau téléphonique. Ils demandent l’instauration d’une « zone blanche » où vivre à l’abri des ondes.
Le Monde | | Par Hubert Prolongeau
Chez les époux Hulmel, c’est presque un rituel. Tous les matins, Jacques, le mari, sort de la ferme où il habite seul à Chollet, un lieu-dit de Charente-Maritime, et marche à travers le pré vers la caravane de sa femme, Odile. Il lui détaille les infos du jour, évoque la grève de la SNCF ou la Corée du Nord… « Y a rien d’autre ? »demande-t-elle, malicieuse. Alors, il lui donne des nouvelles du « royal baby », et elle sourit. « J’ai besoin de futile… »
Depuis deux ans et demi, cette femme de 59 ans doit vivre à distance de sa maison, cette grosse bâtisse qu’elle aperçoit au loin, en levant les yeux. Considérée comme une électrohypersensible (EHS), elle ne supporte plus la moindre onde électromagnétique. Portable, Wi-Fi, pile de montre… Tout provoque en elle d’insupportables maux de têtes, nausées, chutes de tension. Impossible, également, d’écouter la radio. Le parc à vaches dans lequel son voisin lui a permis de s’installer – après avoir remplacé la clôture électrifiée par de bons vieux barbelés – est devenu son « chez elle » et sa prison.
Son intolérance s’est révélée progressivement à partir de 2012. Il y a d’abord eu ce voyage en train, un Paris-Poitiers au cours duquel elle a été prise de nausées ; puis un parcours en voiture où elle a cru que sa tête explosait quand trois passagers ont sorti leurs portables en même temps… Depuis, cela n’a fait que s’aggraver. Odile se dit même allergique au simple courant électrique de 50 hertz.
QUI LES ÉCOUTE, TOUS CEUX QUI, VICTIMES DE LA FOLIE TECHNOLOGIQUE, SE TROUVENT AINSI CONDAMNÉS À LA RÉCLUSION ?
Elle n’est pas la seule ? Non. Mais qui l’écoute ? Qui les écoute, tous ceux qui, victimes de la folie technologique, se trouvent ainsi condamnés à la réclusion ? Des histoires comme la sienne, il y en a des dizaines, et beaucoup ont déjà été médiatisées : ces deux femmes contraintes de vivre pendant trois ans dans une grotte du Vercors ; Philippe Tribaudeau, président de l’association Une terre pour les EHS, réfugié dans un hameau drômois de cinq habitants ; l’écrivain Jean-Yves Cendrey, époux de Marie N’Diaye, obligé de quitter avec sa famille son appartement berlinois pour s’installer en Gironde et raconter dans un livre, Schproum (Actes Sud, 2013), son calvaire d’EHS…Distance de sécurité
La caravane où vit Odile est petite. Le chemin d’accès au pré est si étroit qu’il ne permettait pas d’en faire passer une plus grande. Elle en sort souriante, en jean et tee-shirt pourpre, le visage marqué par le soleil, les cheveux très noirs, coupés aux épaules. Odile a essayé, comme un Robinson, d’aménager l’endroit du mieux possible : un lit, des livres, deux chaises et une table à l’extérieur, qui porte des traces de cire. Pour se laver, elle utilise une douche solaire, sous laquelle il lui est arrivé de se faire surprendre par un promeneur. La nature lui sert de toilettes. Elle adore les fleurs et monte parfois jardiner plus près de la ferme, mais déguerpit au moindre bruit de moteur. Autour d’elle, l’antenne-relais de Lagorce, les téléphones des maisons voisines et même les batteries des voitures de passage dressent un mur invisible. N’existe-t-il que dans sa tête ?
Cet après-midi, Odile se sent bien. Deux de ses amies sont venues – « A l’improviste, mais nous sommes sûres de la trouver », rit l’une d’elles. Les voici, pieds nus, allongées dans l’herbe, à parler livres, cuisine, enfants. Odile paraît contente, mais aux aguets. D’après elle, l’endroit n’est pas encore tout à fait sûr. Souvent, elle fuit devant les promeneurs ou les chasseurs, dont les chiens sont équipés d’antennes GPS. La prenant parfois pour folle, ils ne comprennent pas son problème. « Eteignez votre téléphone, s’il vous plaît, ça me rend malade », a-t-elle récemment supplié à une passante. « Oui, oui, je donne juste un petit coup de fil », l’a assuré l’autre en souriant et en finissant sa conversation. Alors, Odile est partie en courant. Il lui faut être à au moins 300 mètres de l’émetteur pour qu’elle se sente protégée.
CERTAINS ONT PRIS LEURS DISTANCES PAR INCOMPRÉHENSION, PAR GÊNE, PAR SENTIMENT QUE, NON, ÇA N’EST PAS POSSIBLE, LA PAUVRE DOIT ÊTRE FOLLE
La solitude lui pèse. Les amis ? Elle-même le confesse : « On a fait un tri. »Certains ont pris leurs distances par incompréhension, par gêne, par sentiment que, non, ça n’est pas possible, la pauvre doit être folle… Jacques et elle, avec regret mais sans amertume, préfèrent penser aux fidèles, notamment les membres de leur comité de faucheurs volontaires, ces militants décidés à détruire les champs de cultures transgéniques. La dernière réunion du comité s’est d’ailleurs tenue dans le pré, sans téléphones, pour qu’elle puisse en être. Quand vient l’heure du dîner dans la caravane, on mange alors aux chandelles des plats cuits au gaz.
Voilà des années qu’Odile a renoncé aux réunions familiales, à moins de contraindre tout le monde à partager son mode de vie. Ses parents, dans une extrême détresse, font de leur mieux pour l’aider, scrutant le Net en quête de moustiquaires anti-ondes et autres gadgets onéreux. Son fils Simon, installé à Bordeaux, vient de temps à autre. Les enfants de la fille qu’a eue Jacques d’un premier mariage passent souvent voir cette « mamie » un peu particulière, en l’acceptant telle qu’elle est. Sa sœur cadette, Catherine, rongée par la culpabilité, avoue sa « grande lâcheté »face à ce mal étrange.
« On s’y fait »
Le jour, Odile arpente le pré, ce royaume qu’elle connaît par cœur, comptant les pas pour se donner une parodie de but. Elle lit beaucoup, sort de son sac Les Arbres entre visible et invisible, d’Ernst Zürcher (Actes Sud, 2016). Parfois, elle pleure. Moins de douleur que de rage, de colère face à l’injustice. Et aussi de peur, de peur d’être une éclaireuse, de peur que l’homme, une fois de plus, ne joue à l’apprenti sorcier avec ces technologies auxquelles il a déjà sacrifié sa vie privée.
Jacques, son mari, son Vendredi, est de tous les instants. Tiendrait-elle sans lui ? Petit, cheveux gris, barbiche à la Lénine, cet ancien infirmier en psychiatrie, un temps éducateur dans une institution pour malvoyants, a pris sa retraite en 2011. Ils rêvaient de voyager, et ils ont commencé à le faire : le Maroc, l’Espagne, les Pyrénées… Aujourd’hui, c’est fini. « On avait tellement envie de faire des choses ensemble que je ne peux pas les faire tout seul », constate-t-il dans sa cuisine, où tout, de l’affiche pour les faucheurs volontaires aux autocollants du frigo appelant au boycott des produits israéliens, indique le militant, l’écolo de gauche. Jacques ne vit plus que pour Odile. Dans leur maison, carcasse à moitié vide où ils ont vécu trente ans, y élevant leurs enfants, il se passe de tout ce qui est électrique. C’est la musique qui lui manque le plus, « mais on s’y fait ». Quand c’est absolument nécessaire, pour faire tourner une machine de linge, il remet le courant et en profite pour brancher le réfrigérateur.
La grande peur du couple, c’est ce qui arriverait si Odile avait un accident. Il y a deux ans, il a fallu l’opérer d’un cancer du sein. Sa dernière séance de contrôle, à l’hôpital Bergonié de Bordeaux, a été un calvaire, un bombardement d’ondes : elle a dû se réfugier dans le parking pendant que Jacques attendait le moment précis de la faire remonter.
Pour elles, comme pour les autres EHS, l’avenir s’annonce mal. Le projet de suppression des zones blanches d’ici à 2020, promesse électorale du président Macron, est en cours. En janvier, les quatre principaux opérateurs de téléphonie mobile (Bouygues, Orange, SFR, Free) ont accepté d’investir au moins 3 milliards d’euros pour assurer une couverture du réseau téléphonique partout en France. Le secrétaire d’Etat auprès du ministre de la cohésion des territoires, Julien Denormandie, a parlé d’un « accord historique ».
« Effet nocebo » ou « vraie maladie »
Face à cela, un seul espoir : l’ouverture d’une « zone blanche » destinée à l’accueil des électrosensibles. Celle-ci serait située à Saint-Julien-en-Beauchêne (Hautes-Alpes), une zone que les montagnes protègent naturellement. Le compromis devrait être signé incessamment entre la Soliha, société de logements sociaux, et la Caisse d’allocations familiales. Le projet se développera sur trois axes : l’accueil des personnes concernées, les soins qui leur seront apportés et les recherches sur le handicap.
« NOUS NE VOULONS PAS LUTTER CONTRE LES NOUVELLES TECHNOLOGIES. MAIS À QUOI SERT-IL DE COUVRIR 100 % DU TERRITOIRE ? »
Concernant l’éventuelle installation pérenne de malades, le projet est encore flou. « Les pouvoirs publics ne sont pas hostiles à des projets de ce type. Mais ils n’y pensent pas d’eux-mêmes », explique la députée européenne (EELV) Michèle Rivasi, favorable à l’instauration d’une zone de ce type par département. Philippe Tribaudeau confirme : « On demande juste un petit partage du territoire, qu’on ait un endroit où l’on puisse vivre. Car c’est de ça qu’il s’agit : vivre. Depuis neuf ans et demi, je suis mort au monde. Sauf ici, dans mon bocal. Nous ne voulons pas lutter contre les nouvelles technologies. Mais à quoi sert-il de couvrir 100 % du territoire ? »
Le 27 mars, un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) avançait le chiffre de 3,3 millions de personnes, soit 5 % de la population, atteintes par l’hyperélectrosensibilité et reconnaissait la réalité de leurs souffrances, tout en s’avouant impuissante à établir un lien réel entre leurs symptômes et l’exposition aux ondes. Cette absence de lien est l’argument majeur de ceux qui ne veulent pas croire à cette intolérance aux ondes et parlent d’« effet nocebo », ce double maléfique du fameux placebo, lié à des troubles neurologiques.
Le docteur Dominique Belpomme, cancérologue très en pointe sur la question, estime pourtant qu’un pas important a été franchi : « Des articles démontrent que l’on peut faire un diagnostic objectif des EHS avec des marqueurs biologiques d’inflammation et de stress oxydant. Ces marqueurs prouvent que l’EHS est une vraie maladie, et pas une création mentale, et que c’est bien une maladie environnementale. Le stress oxydant est produit soit par des produits chimiques, soit par le rayonnement. »
En août 2015, une allocation adulte handicapé a été versée à une électrosensible, sur décision du tribunal du contentieux de l’incapacité de Toulouse. Mais pour Odile, il est sans doute trop tard. Même si la zone de Saint-Julien ouvrait, elle ne pourrait la rejoindre, la marée d’ondes à franchir pour s’y rendre constituant une barrière infranchissable. Le soir venu, elle replie son fauteuil. Sur un vieux chaudron transformé en brasero, elle se prépare à manger, puis elle allume des bougies pour lire. La nuit se refermera vite sur elle, une nuit qu’elle espère paisible. Demain matin, Jacques apportera des nouvelles du « royal baby ».
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