Lorsqu’on est passionné de maths, avoir la chance de séjourner à l’Institut des hautes études scientifiques de Bures-sur-Yvette – sorte de Villa Médicis pour chercheurs mathématiciens - est source d’excitation et d’admiration. C’est aussi un moment de solitude face à la qualité et à la complexité des échanges.
Cette fois je suis arrivé par la porte dérobée qui donne directement dans le bois en évitant la grille. Il fallait trouver l’ombre au plus vite pour ressentir la fraîcheur apportée par les grands arbres du domaine du Bois-Marie, à Bures-sur-Yvette (Essonne), où se trouve l’Institut des hautes études scientifiques (IHES). Le portail par où entrent les voitures paraît mal adapté au lieu. Autrefois, il desservait une maison bourgeoise, aujourd’hui il permet de pénétrer dans un institut de recherche en mathématiques et en physique théorique comme il en existe une demi-douzaine dans le monde. Un endroit où l’on se consacre à la recherche, sans contrainte de publication et sans obligation d’enseignement. Nous sommes le 28 juin et l’IHES a 60 ans et un jour. Derrière le mur d’enceinte en pierre meulière se trouve un lieu d’une «étrange beauté»,pour reprendre l’expression du physicien David Ruelle.
Franchir les portes de l’IHES revient à se lancer dans un immense bain de sciences dans lequel il sera impossible de surnager à moins d’avoir suivi de solides études scientifiques. Cela provoquera, selon les individus, une profonde inquiétude, une peur panique ou une joie béate. Je suis abonné depuis longtemps à la peur panique, j’accepte d’être celui qui ne comprend pas mais j’éprouve une certaine satisfaction à imaginer le mathématicien d’origine russe Mikhaïl Gromov, 74 ans, discuter avec le biologiste de 31 ans Jérémie Kropp, en mettant sa science au service de la compréhension de phénomènes biologiques qui m’échappent comme la parthénogenèse, la création de plusieurs cellules à partir d’une seule, ou la régénération d’un organisme à l’identique. Cette rencontre improbable entre dans le champ des possibles à l’IHES. Elle est même sa raison d’être.
Fourchettes et stylos Bic
Etre invité à déjeuner au réfectoire, à 13 heures, l’heure des chercheurs, donne une petite idée de l’immersion à laquelle on s’expose, la grande solitude du malcomprenant. Un mathématicien américain attaque après la salade. «Je voulais vous poser une question de mathématique»,dit-il en se tournant de notre côté, comme s’il y avait soudain une urgence à recentrer la conversation sur les choses importantes. Il ajoute : «Je ne sais pas si vous avez la réponse…» Suit un énoncé impossible à reproduire, mais qui laisse deux mathématiciens dubitatifs. A ma gauche, Pierre Cartier, 86 ans, dont l’agilité cérébrale semble intacte et dont l’envie de parler de maths tend vers l’infini. A ma droite, Emmanuel Ullmo, le directeur de l’IHES et ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, qui ne se laisse pas facilement désarçonner : «Pour être honnête, je ne suis pas sûr de comprendre le sens de votre question.» La solitude s’estompe, on respire mieux. Deux tentatives de reformulation plus loin, l’un et l’autre se tournent vers Alain Connes, professeur au Collège de France, spécialiste de la théorie des cordes, qui reste sur la liste des professeurs de l’IHES mais que l’on voit de loin en loin au Bois-Marie. Nous voilà provisoirement sauvé.
Immersion à l'Institut des hautes études scientifiques . Photo Fred Khin pour Libération
Un peu plus tard, on se retrouve entre Alen Tosenberger, un jeune mathématicien croate de l’Université libre de Bruxelles qui s’intéresse à la biologie, et le biologiste Jérémie Kropp, qui effectue le chemin inverse pour cerner la question du renouvellement des cellules vivantes. Chacun s’appuie sur le savoir de l’autre et nous voilà perdu. Comment une cellule fait-elle pour connaître sa position dans un espace géométrique infiniment complexe, par exemple le muscle de la patte arrière d’une grenouille ? Il faudra encore du temps et des errements pour écrire les équations de ce qui reste un mystère.
Dans un monde qui calcule sans cesse ce que pèse un chercheur en évaluant ses titres, ses prix et surtout ses publications scientifiques («publish or perish», publier ou périr, est devenue la règle de survie), ceux qui s’attachent à formaliser le monde cultivent ici l’informel. Emmanuel Ullmo nous arrête quand il s’agit d’évaluer les troupes de l’IHES avec les critères classiques : «Nous ne cherchons pas des professeurs dotés des plus grandes distinctions. Sur les douze professeurs de l’IHES qui ont eu la médaille Fields (1), sept ne l’avaient pas en entrant. Notre démarche est précisément de recruter des talents avant qu’ils ne soient récompensés. Notre but est d’accompagner des jeunes chercheurs en leur offrant une liberté académique absolue.» Quel est le prix de cette liberté ? 7 millions d’euros par an pris en charge par la puissance publique et des entreprises. Pour les rémunérations, nous sommes en France, et en France, on ne parle pas d’argent ou peu.
Si ça n’est pas pour l’argent, pourquoi vient-on à l’IHES ? Pour déjeuner peut-être. Sur les tables, on pose des assiettes, des couteaux, des fourchettes, du papier et des stylos Bic cristal bleu pour noter une idée qui surgirait entre la poire et le fromage. Et puis il y a l’heure du thé. Tous se retrouvent alors à 16 heures devant un tableau noir (qui, en réalité, est vert) et une table couverte de petits gâteaux secs et de thé en grande quantité. Là encore, une équation, une courbure ou une quasi droite pourrait pointer son nez. Le repas, le thé, le logement (y compris pour les familles), et les 35 euros quotidiens alloués aux chercheurs en visite ayant un poste académique (professeurs dans des universités ou des instituts de recherche), 65 euros pour les autres, comme les post-doctorants, paraissent bien maigres pour attirer les 200 scientifiques de très haut niveau qui passent à l’IHES dans l’année (2). Mais la densité de cerveaux bien faits au kilomètre carré est le point fort du lieu, selon Nader Masmoudi, un mathématicien tunisien, chercheur à la New York University et enseignant à Abou Dhabi : «Vous vous asseyez quelque part, des mathématiciens passeront avec qui vous pourrez échanger. Il m’arrive de passer deux heures à écouter des intervenants dont les préoccupations sont très éloignées des miennes. Il peut y avoir un déclic. La curiosité est essentielle pour nous. Des rencontres peuvent paraître incongrues et se révéler fructueuses. C’est d’autant plus vrai que la spécialisation touche les mathématiques comme les autres chercheurs.»
«Les faisceaux pervers»
Quand on remonte du salon, on croise Maxim Kontsevich, professeur permanent depuis 1995, médaille Fields 1998, que l’on ne dérange pas cette fois-ci. Il a une manière incroyablement modeste de vous écouter et paraît attristé de ne pouvoir vous faire partager ses connaissances. Impossible d’expliquer ses études sur la théorie de Floer holomorphique et ses relations avec la quantification de déformation. Sa disponibilité n’est pas en cause, mais on atteint des degrés d’abstraction qui dépassent de loin notre capacité à comprendre. Thibault Damour, également professeur permanent en physique théorique, à l’IHES depuis 1989, couvert de récompenses comme un maréchal russe, coupait court quand on lui demandait lors d’une visite l’hiver dernier s’il pouvait nous consacrer un moment. Il avait réfléchi avant de dire : «Jamais. Est-ce que jamais est possible ?»Il n’y a rien à répondre et il faut admettre qu’un chercheur en sciences fondamentales n’a pas de temps à consacrer à la communication. Pour se rassurer, on frappe à la porte du bureau d’Amadou Bah. Il amorce sa carrière et entamera un doctorat en septembre. Né à Dakar, élève au lycée Yavuz Sélim, il veut expliquer qu’il a eu un parcours «chaotique». Bon élève, il préférait la littérature et la philosophie mais on l’a poussé vers les mathématiques. Il étudie à la fac d’Orsay après avoir renoncé aux écoles d’ingénieurs. En master 2, il demande au professeur de l’IHES et directeur de recherche au CNRS Ahmed Abbes de travailler sur un domaine qui l’attire, la géométrie arithmétique. Et le voilà, sans autre formalité, installé dans un bureau, nourri et logé, avec un pécule mensuel pour entamer sa thèse. Le chaos produit parfois de jolis parcours. Sur quoi travaille-t-il ? «Les faisceaux pervers qui ne sont pas des faisceaux et qui ne sont pas pervers», s’amuse-t-il. Et voilà notre moment de solitude qui revient. Même si on a tenté de se mettre dans les pas d’Alexandre Grothendieck et de Jean Dieudonné, un monstre d’imagination et un monstre de rigueur, autour de qui l’IHES a été fondé en 1958, inutile d’espérer suivre. De quoi parle-t-on ? «Des t-structures sur les catégories triangulées…» Le sourire d’Amadou Bah rassure, il y a de l’humanité dans les sciences.
Peut-être une femme
Fanny Kassel, 34 ans, chercheuse au CNRS et habilitée à diriger des recherches, sourit elle aussi. Mais on sent une telle difficulté à parler d’elle-même et de sa vie à l’IHES que l’on n’ose pas insister. Sur le violon qu’elle a pratiqué longtemps avant de choisir les maths (parce qu’il est plus facile de poursuivre la musique à côté de la géométrie plutôt que l’inverse), elle ne veut pas s’étendre.
Fanny Kassel, Jean-Philippe Burelle et Tal Horesh. Photo Fred Khin pour Libération
Que dire sur l’IHES ? Elle pointe la possibilité de lancer des invitations, la qualité du personnel administratif, ce souci permanent de permettre aux chercheurs de chercher… Jean-Philippe Burelle, jeune docteur en mathématiques de l’Université du Maryland, s’étonne quand on lui dit qu’il peut être difficile de faire parler celle qui l’a invité à l’IHES. «Devant un tableau, je peux vous dire qu’elle n’a aucun souci à s’exprimer»,dit-il, séduit par la virtuosité de Fanny Kassel qui acceptera de faire une photo entraînée par la légèreté de Jean-Philippe Burelle et de Tal Horesh, mathématicienne venue du Technion à Haïfa (Israël), dont la présence montre que les femmes se font une place à l’IHES (21 sur 200 en 2018, il y a encore du progrès à faire). Et comme il y a un poste de professeur permanent à pourvoir, ce sera peut-être une femme qui l’emportera ? Emmanuel Ullmo sourit sans apporter d’indication, lui qui a su, avec Hugo Duminil-Copin, ouvrir l’institut à des mathématiques appliquées qui étaient autrefois regardées de haut par les tenants des mathématiques fondamentales. La disparition des femmes dans ce domaine à haut niveau, dans les instituts de recherche ou dans les universités, voilà une équation à laquelle personne à l’IHES n’a de réponse.
(1) La médaille Fields est l’une des plus prestigieuses récompenses en mathématiques, l’équivalent du prix Nobel qui n’existe pas pour cette discipline.
(2) Les chercheurs invités passent en moyenne deux mois, mais les séjours peuvent aller de quelques jours à deux ou trois ans.
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