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dimanche 29 juillet 2018

Jeux vidéo : jouer à s’en rendre malade

Si le projet de reconnaître l’addiction aux jeux vidéo comme une maladie fait débat, dans les consultations psychiatriques, c’est déjà une réalité. Témoignages.
LE MONDE |  Par 


L’Organisation mondiale de la santé veut faire inscrire l’addiction aux jeux vidéo dans la prochaine classification des maladies.
L’Organisation mondiale de la santé veut faire inscrire l’addiction aux jeux vidéo dans la prochaine classification des maladies. ADAM FILIPOWICZ / PANTHER MEDIA / GRAPHICOBSESSION

Jeudi soir ordinaire à la consultation jeune consommateur du centre de soins spécialisé pour toxicomanes de la Croix-Rouge Pierre-Nicole, dans le 5e arrondissement de Paris. Ici, les adolescents viennent pour tout type de dépendance, du cannabis au jeu vidéo. Cette addiction d’un nouveau genre, que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) veut faire inscrire dans la prochaine classification des maladies, concerne la moitié de la patientèle du psychiatre Olivier Phan dans cette structure parisienne et à la clinique Dupré de la Fondation santé des étudiants de France à Sceaux (Hauts-de-Seine).

Se présente Arthur, 13 ans, tête baissée, cheveu ébouriffé, accompagné de ses parents. Il ne va plus du tout au collège depuis les vacances de Noël, soit six mois, et passe ses journées à jouer en réseau. Ce qui est l’objet de vives tensions « verbales et physiques » avec ses parents : ces derniers parlent à demi-mot de menace de fugue et de chantage au suicide quand il leur arrive de couper le Wi-Fi ou de refuser de lui acheter un nouveau PC ou une nouvelle manette. « Il y a une perte de pouvoir terrible, avoue le père d’Arthur. On voit son fils, casque vissé sur les oreilles, entrer en furie parce qu’il doit absolument passer un niveau… regagner dès qu’il se réveille le fauteuil du salon où il était la veille, pour jouer. C’est difficile… »
« Dès qu’il y avait un ordinateur disponible, j’allais dessus »
Arthur s’est d’abord plaint en fin de 6e de divers maux de ventre pour éviter d’aller au collège. Puis petit à petit, il n’a plus pu y aller du tout, par crainte du regard des autres. Pour ses parents, arriver à le faire sortir de l’appartement familial pour se rendre à la consultation est une « petite victoire »« Le point de départ, ça n’a pas été le jeu. Il y a eu quelque chose, mais on n’a pas trouvé quoi », expliquent-ils, « complètement démunis ».
« LE JEU EST SOUVENT UTILISÉ POUR NE PAS SE CONFRONTER À UNE SITUATION ANXIOGÈNE »
Le docteur Olivier Phan, spécialiste des conduites addictives à l’adolescence, qui le reçoit ce soir-là pour la quatrième fois, voit des adolescents déscolarisés de plus en plus jeunes : « Il y a au départ une difficulté qui fait que l’on délaisse l’école et qu’on hyperinvestit le jeu. » Le psychiatre intervient aussi à la clinique Dupré à Sceaux où les ados peuvent être pris en internat et bénéficier d’un cursus soins-études. Pour eux, « le jeu est souvent utilisé pour ne pas se confronter à la situation anxiogène – l’école par exemple – mais cette stratégie d’évitement renforce ensuite l’anxiété ».
« Je ne voulais pas arrêter le jeu, je voulais rester dedans, comme un refuge. Dès qu’il y avait un ordinateur de disponible, j’allais dessus, même en vacances », explique aussi Quentin, 18 ans, suivi, lui, depuis un mois et demi en consultation à l’unité pour adolescents et jeunes adultes du service d’addictologie de l’hôpital Paul-Brousse à Villejuif, au sud de Paris. Il vient de passer un bac S (sous antidépresseurs) malgré une scolarité en pointillé. « J’étais malheureux, mais je n’arrivais pas à en parler. » Il préfère ne pas s’étendre sur la « réalité » (harcèlement scolaire, conflits incessants avec ses parents), qu’il a longtemps cherché à fuir en jouant dix heures par jour malgré le lycée.
« Réveillé à 22 heures, couché à 9 »
Florian, 21 ans, souriant et affable, également pris en charge à Paul-Brousse, a combiné cannabis et jeux vidéo à haute dose (dix joints par jour) dès l’âge de 13 ans. « Si on ne m’arrêtait pas, je jouais tout le temps, du matin au coucher. Il m’est arrivé de me réveiller à 22 heures et de me coucher à 9 heures du matin. »Pendant sept ans, il est très peu allé en cours et n’a pas passé le bac. Trop occupé sur Dofus, un MMORPG (massively multiplayer online role-playing game, jeu en ligne massivement multijoueur), qu’il a exploré dans les moindres détails avant d’abandonner à la énième mise à jour repoussant encore les limites de la partie. « C’est comme un monde à part. Il y a toujours des quêtes à faire. Parfois je ne mangeais pas, pas le temps ou la flemme de me préparer quelque chose… Avec le cannabis et le jeu, le temps passait très vite. »
« PERSONNE N’A ENVIE DE VIVRE COMME ÇA PENDANT DES ANNÉES, TU STAGNES, IL NE SE PASSE RIEN »
Il décrit une sorte de spirale destructrice. « Le plaisir passe rapidement, il en faut toujours plus. Tu fumes, tu joues pour oublier, mais tu es déçu par l’effet obtenu, tu es mal, tu te sens triste, et donc tu continues, tu ne connais plus que ça. Il y a une déception permanente. » Au bout d’un moment, il n’en peut tout simplement plus : « Personne n’a envie de vivre comme ça pendant des années, tu n’avances pas, tu stagnes, il ne se passe rien. » Marre aussi que sa sociabilité se résume à ses partenaires de jeu en ligne. « On se rend compte qu’on ne sort jamais, qu’on n’a vu personne depuis six mois, mais c’est difficile de s’en sortir seul. »
Des astuces pour lutter contre le « craving »
C’est sa grand-mère qui a aidé Florian à passer la porte du très réputé service d’addictologie de l’hôpital de Villejuif. Il a tout de suite été pris en charge en hôpital de jour. Il y a repris des horaires « normaux » (en journée, 9 h 30-16 heures), a participé à des groupes avec d’autres adolescents ou jeunes adultes, partagé avec eux problèmes, mais aussi astuces pour lutter contre le craving, l’envie irrépressible de recommencer. Il a arrêté le cannabis une semaine après le premier rendez-vous, ainsi que les MMORPG, mais pas les autres jeux vidéo, dont il voit « moins la nocivité ».
DÉCULPABILISER LES PARENTS ET AMÉLIORER LA PRISE EN CHARGE, NOTAMMENT GRÂCE À DES THÉRAPIES FAMILIALES
« C’est très difficile de trouver des gens pour être accompagné », explique la mère d’Arthur, qui regrette le manque de « structures » et la difficulté de poser un diagnostic sur les difficultés de son fils. « Entre les psys qui disent qu’il faut fixer plus de règles sur le temps d’écran et ceux qui ne se disent pas compétents en jeux vidéo, on s’en prend plein la tête, j’ai dit à mon fils : “Je me sens coupable de ne pas trouver les moyens de t’aider.” » Pour Olivier Phan, le projet de l’OMS de reconnaître le gaming disorder (la « maladie du jeu vidéo ») doit aussi permettre de déculpabiliser les parents et d’améliorer la prise en charge, notamment grâce à des thérapies familiales.
« L’addiction aux jeux vidéo résulte de fragilités de l’adolescent, de difficultés de la pratique parentale et d’un environnement difficile, résume le coauteur d’Alcool, cannabis, jeux vidéo, prévenir et accompagner son adolescent (Solar). Il n’y a pas une seule raison ou une seule fragilité. » Autant de questions enfouies qu’il va pouvoir aborder en parlant Rainbow Six Siege ou Fortniteavec ses jeunes patients, d’abord souvent réservés, mais qui « s’illuminent » quand on leur parle de leur jeu préféré.
Maxime, lui, était un élève brillant à l’école et pratiquait le basket au niveau national quand il est tombé en dépression au début du lycée et s’est alors plongé dans les jeux vidéo. Il a écumé les cabinets de psy, grâce à son père qui a compris très vite qu’il ne s’agissait pas d’une simple crise d’adolescence. Il a passé des tests de QI et appris qu’il avait sûrement été précoce : résultat, en une année, il a rattrapé première et terminale et passé son bac.« Comme un héros de jeu vidéo ! », affirme le psychanalyste Michael Stora, qui reçoit des « ermites vidéoludiques » comme Maxime en consultation depuis plus d’une décennie. « Ce sont des enfants qui ont de véritables talents : déscolarisés, désocialisés, donc en souffrance, mais lorsqu’ils renouent avec le réel, ce sont des compétiteurs dans l’âme. » Après une école de commerce, le jeune homme a monté une start-up et cherche aujourd’hui à en lancer une autre. A 27 ans, le jeu vidéo reste encore pour lui un refuge pour « se vider la tête », mais au même titre que son travail ou le sport.
(Les prénoms des patients ont été modifiés à leur demande.)

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