TRIBUNE. Pour les docteurs Fatma Bouvet de la Maisonneuve et Raphaël Gaillard, les psychiatres sont des vigies qui peuvent aider les hommes politiques à comprendre et même anticiper les crises sociétales.
LE MONDE |
TRIBUNE. L’appel impromptu du ministre de l’intérieur à la mobilisation de la psychiatrie contre le terrorisme illustre les quiproquos dont notre métier fait l’objet. La vive polémique qui a fait suite a rapidement permis de dégager deux évidences : les terroristes ne sont pas des malades mentaux, et un tel amalgame est stigmatisant pour nos patients ; seule une infime minorité de nos patients peut s’avérer perméable à la radicalisation, et les filières islamistes les évitent soigneusement tant leur désorganisation peut compromettre la planification d’un acte terroriste. Par ailleurs, en dehors de certaines conditions précises de dérogation, le secret professionnel doit être protégé en tant que garant de l’exercice de la médecine. Suivant l’adage de Louis Portes (ancien président du Conseil national de l’ordre des médecins) : « Il n’y a pas de médecine sans confiance, de confiance sans confidence et de confidence sans secret.
LE FONCTIONNEMENT PSYCHIQUE CONDENSE L’ESPRIT DU TEMPS, IL LE DISTILLE EN SYMPTÔMES D’UNE ÉPOQUE.
Au-delà de son contenu manifeste, cette polémique peut-elle nous éclairer sur le rôle du psychiatre dans la Cité ? La psychiatrie a toujours fait l’objet d’un double mouvement : un appel à ses lumières en même temps qu’un constant procès d’intention quant à ses prétendues dérives liberticides. Nous exerçons un métier dont le matériau est au plus près de l’humain, nous écoutons les failles et les doutes de nos patients, tout comme leurs désirs et leurs espoirs. Ce sont des problématiques individuelles, mais elles sont également traversées par les mutations de notre société. Le fonctionnement psychique condense l’esprit du temps, il le distille en symptômes d’une époque. Notre cabinet constitue ainsi une chambre d’écho de la société nous permettant d’en percevoir les lignes de force.
Pour autant, faire appel aux psychiatres pour éteindre un incendie sur le point d’embraser la société est un contresens. C’est nous attribuer un pouvoir quasi surnaturel, des dons de super-héros que nous nous verrions reprocher tout aussi vite. Nous nous garderons bien de répondre à une telle convocation. Nous ne pouvons, à nous seuls, apporter de réponses aux crises systémiques, aux failles de la représentation démocratique et à la remise en cause des valeurs universelles dans un monde multipolaire.
Repli identitaire
Elaborer dans ce microlaboratoire qu’est notre cabinet, œuvrer dans cette chambre noire où se révèlent les négatifs de nos crises sociales, ce n’est pas s’emparer des leviers de la décision politique. Loin de là. Nous sommes plutôt de potentiels lanceurs d’alerte puisque nous identifions des failles qui altèrent l’identité, qui touchent à l’intérêt général, voire menacent la capacité à vivre ensemble, à constituer une société. Ce rôle de vigie, nous le revendiquons.
En matière de terrorisme, nous sommes souvent surpris d’entendre des décideurs s’interroger : « Mais où avons-nous raté le coche ? » C’est le symptôme d’une perte de proximité avec leurs administrés, mais c’est aussi l’expression d’une désinvolture face aux rapports qui se succèdent et nous accablent en termes d’égalité scolaire, de conditions carcérales, d’accès au logement et au travail. Des Français sont mis au ban de la société sans accès à la culture. Nous, psychiatres, sommes témoins des carences affectives et éducatives qui minent l’identité et à partir desquelles sévissent les pervers de toutes sortes et les terroristes en particulier.
La France, comme d’autres sociétés, est aujourd’hui gagnée par le repli identitaire. Des individus peinent à établir du lien et s’assèchent dans leur solitude et leurs certitudes. Dominent aujourd’hui l’isolement et la lutte pour la réussite, ou parfois la survie. Or rien n’est possible sans l’autre, Tocqueville nous enseignait déjà la nécessité d’une « action réciproque les uns sur les autres ». Il précisait que les citoyens « ne peuvent presque rien par eux-mêmes, et aucun d’entre eux ne saurait obliger ses semblables à lui prêter leur concours. Ils tombent donc tous dans l’impuissance s’ils n’apprennent à s’aider librement ».
L’ÉPIDÉMIOLOGIE MONTRE BIEN QUE LES MALADES MENTAUX COMMETTENT MOINS DE CRIMES QUE LA POPULATION GÉNÉRALE. CE SONT AVANT TOUT DES VICTIMES.
Nous avons la chance d’accompagner des patients qui nous incitent à nous hisser à leur niveau pour envisager le monde dans sa complexité. Régulièrement, ils nous prouvent que les maux de nos sociétés sont universels et nécessitent davantage de vigilance et d’anticipation, ainsi qu’une vision réaliste de l’avenir des citoyens, loin des dichotomies qui font le lit des discours criminels. Nombreux sont ceux qui souffrent d’une vie vide de sens que tous les appels à la consommation ne sauraient combler. La crudité des images, hors du langage, court-circuite leur appareil psychique. Nous en récoltons les bribes, et nous tentons de procurer à nos patients un espace singulierpour y faire revivre l’être social, l’être désirant.
L’épidémiologie montre bien que les malades mentaux commettent moins de crimes que la population générale. Ce sont avant tout des victimes. Au lieu d’être incarcérés, les rares criminels parmi eux doivent être soignés comme des citoyens temporairement privés de leur discernement, comme nous l’enseignait le psychiatre et philosophe des Lumières Philippe Pinel. Pour ce qui est des autres, nous préférons faire preuve d’humilité car nous n’avons aucune solution définitive.
Nous souhaitons contribuer au débat par nos idées car nous considérons que les idées sauvent des vies. Notre métier est en effet au cœur du pari de la civilisation, ce pari du dialogue et de la construction dans l’altérité. C’est donc à nous psychiatres d’interpeller les politiques, et c’est aux politiques d’entendre notre rôle de vigie pour reconstruire notre société.
Fatma Bouvet de la Maisonneuve, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Dernier ouvrage : « Une Arabe en France » (Odile Jacob, 200 p., 19,90 €).
Raphaël Gaillard, professeur de psychiatrie à l’université Paris-Descartes et à l’hôpital Sainte-Anne, président de la Fondation Deniker.
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