Chris Blache, socio-ethnographe, explore les pistes qui favoriseraient une réelle mixité dans l’espace public.
LE MONDE IDEES | | Propos recueillis par Feriel Alouti
Cofondatrice de l’association Genre et Ville, Chris Blache, consultante en socio-ethnographie, est spécialiste des questions de genre et de territoires. Elle a contribué, en 2014, à l’ouvrage Des femmes réinventent la ville. Dix ans de parcours filles-femmes (Les Petits Matins) et participé au collectif Les MonumentalEs, chargé du réaménagement des places du Panthéon et de la Madeleine, à Paris.
Comment les femmes occupent-elles l’espace public ?
Les femmes ne sont pas absentes de l’espace public, elles en développent une occupation particulière. Les hommes l’occupent, les femmes s’y occupent… Elles gèrent les fonctions d’accompagnement, les courses, les enfants. Elles sont rarement dans une situation de flânerie ou de détente sur un banc. Cela est lié aux injonctions que les femmes reçoivent depuis toujours. Enfants, dès la cour d’école, elles apprennent les frontières à ne pas dépasser, comme l’explique la géographe Edith Maruéjouls dans son étude sur l’accès aux loisirs des jeunes, alors que les garçons sont encouragés à oser, à se dépasser, à prendre le territoire.
Par ailleurs, les normes de genre imposent de nombreuses contraintes aux femmes : bien se tenir, surveiller sa mise, ne pas risquer d’être perçue comme « facile ». De fait, elles sont sous contrôle permanent : le vêtement trop court ou trop long, trop voyant ou pas assez seyant, tout est prétexte à les juger. Résultat, elles ont des stratégies vestimentaires, des stratégies pour leurs déplacements, des stratégies dans leurs attitudes. Plutôt que de s’exposer, elles s’autocensurent. Seuls certains espaces semblent échapper à la règle, les parcs par exemple, et encore, pas à n’importe quelle heure. Dans ces lieux plus propices à la détente, les sociabilités sont différentes, l’espace est mieux partagé, moins normé autour d’activités spécifiquement masculines comme sur les terrains de sport.
Comment la place des femmes dans l’espace public a-t-elle évolué au cours de l’histoire ?
A l’ère industrielle, il y a eu un très fort apport de main-d’œuvre dans les villes. Femmes et hommes étaient, alors, très présents dans les rues. Les femmes qui avaient des petits métiers, très mal rémunérés, arrondissaient les fins de mois en revendant des restes de nourriture, les chutes de tissu, du tabac… Puis Haussmann, avec sa volonté de contrôler l’espace, a fait rentrer tout le monde à l’intérieur, les familles bourgeoises comme les plus pauvres. Une logique militaire, un ordre masculin et bourgeois a été instauré. Des marchés couverts ont été créés, alors qu’auparavant les « marchandes de quatre saisons », comme on disait à l’époque, traînaient leur charrette dans les rues. Les femmes qui fréquentaient la rue sont dès lors considérées comme des femmes de petite vertu. Cette image reste très forte dans les esprits et les comportements.
Les femmes ont-elles plus de difficultés à occuper l’espace public qu’il y a cinquante ans ?
Les sociabilités ont changé, le paysage urbain aussi. Il y a cinquante ans, les villes étaient d’une certaine manière plus dangereuses, et pourtant les espaces publics étaient plus vivants, plus mixtes. Aujourd’hui, l’espace est moins dangereux, mais il se rétrécit pour tout le monde. Les immeubles se renferment derrière des digicodes, une crainte de « l’autre » s’installe, et ce sont ceux qui se sentent les plus légitimes à évoluer dans l’espace public qui l’occupent. Les autres – les femmes, les enfants, les personnes âgées, les hommes qui ne répondent pas aux codes normatifs de masculinité – sont invités à être attentifs, à ne pas se mettre en danger.
Ce sentiment de peur est très pervers car il crée un cercle vicieux de stérilisation de l’espace public. Or, seul un espace plus ouvert, tant sur le plan symbolique que réel, encourage à la mixité des usages et des personnes.
Il y a une volonté de la part de certaines municipalités de prendre en compte le critère du genre dans l’aménagement de l’espace public. Comment cela se caractérise-t-il ?
Cette prise de conscience des inégalités liées aux normes de genre est relativement récente, mais des initiatives émergent dans de nombreuses villes en France, même si les actions ne sont pas encore très homogènes et que les moyens alloués restent très limités. Dans certaines grandes villes comme Bordeaux, Rennes, Paris ou Lyon, des actions sont menées depuis plusieurs années pour institutionnaliser ce sujet. Des observatoires existent, des guides sont créés, des études menées. Comparée à d’autres pays comme l’Espagne, l’Allemagne ou l’Autriche, la France accuse un sérieux retard sur ces sujets.
Pour autant, nous sommes assez optimistes car notre plate-forme d’innovation urbaine Genre et Ville est de plus en plus sollicitée, et les chercheuses et chercheurs qui étudient cette question sont de plus en plus nombreux. Mais la vraie prise de conscience ne peut se faire qu’en passant par le terrain. Aujourd’hui, il existe peu, voire pas, de chiffres sur l’occupation genrée de l’espace public. Or, ces statistiques sont nécessaires pour les personnes qui font les territoires, qu’il s’agisse des urbanistes ou des élus.
Certains défendent l’idée selon laquelle il faut passer par la non-mixité pour obtenir davantage de mixité. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a pas de recette idéale, mais cela fait partie des étapes qui peuvent faciliter l’implication des femmes ou des jeunes filles et, aussi, permettre d’aller plus loin dans la construction des projets. Ce n’est pas une finalité, mais un moyen d’obtenir de la mixité. A Malmö, en Suède, un espace pour les jeunes, Rosens Röda Matta, a été créé. Sollicités, les jeunes, en majorité des garçons, proposaient un city-stade, ce qui revient à créer une « no-go zone » pour les femmes et les filles. L’architecte a dit qu’elle n’était pas d’accord, que ce lieu devait être plus polyvalent, et elle a fait un choix drastique : s’entourer uniquement de filles pour transformer cet espace. Finalement, il y a eu un terrain de basket mais aussi une scène et des gradins, un parcours sportif, une éolienne pour alimenter une sono. Aujourd’hui, l’association qui a été créée pour animer le lieu compte des filles et des garçons.
A Paris, Genre et Ville travaille sur le réaménagement de deux places, celles du Panthéon et de la Madeleine. Quel est l’objectif ?
La question du genre a été intégrée dès l’appel d’offres, mais le défi est de taille car les services comme les équipes n’ont pas l’habitude d’intégrer cette dimension. L’urbanisme en France est très réglementaire et les aspects sociologiques ne sont pas une priorité. Par ailleurs, la question du genre n’est pas intégrée au programme des écoles d’architecture ou d’urbanisme. Par conséquent, il est rarement pris en compte dans les projets.
La place du Panthéon est, par exemple, assez mixte dans ses usages, grâce à la forte présence d’étudiant(e) s et de touristes. En revanche, le monument impose une symbolique masculine très forte. Seules quatre femmes, bientôt cinq avec Simone Veil, reposent à l’intérieur. Même la devise – « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante » – est significative. C’est un lieu où le poids de l’histoire est fort, et où la légitimité des femmes est institutionnellement et historiquement niée. Il a donc été évident pour notre collectif qu’il fallait, sur cette place, activer le levier mémoriel. Rappeler l’apport des femmes, grandes oubliées, dans l’histoire. C’est pourquoi nous avons pour objectif de graver une multitude de noms de femmes, connues ou à connaître, sur les pavés de la place. Mais rien n’est gagné, car il est difficile en France de toucher à une place classée aux monuments historiques.
La place de la Madeleine est un lieu plus complexe, moins lisible. C’est un endroit bruyant, avec beaucoup de passage. Jusqu’à présent, on travaille sur les usages. On s’est aperçu que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à déjeuner dans la rue, une situation liée à la fois à des aspects économiques – les femmes travaillant dans le quartier n’ayant pas les plus forts salaires –, et à des habitus différents en termes de socialisation – une femme ira moins facilement au restaurant, surtout seule. L’ensemble des données collectées nous permettra de penser l’avenir de la place.
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