Autour des « pédagos », depuis mai, la bataille s’est durcie. Le dernier épisode s’est joué autour de la démission du président du Conseil supérieur des programmes, ce mardi.
LE MONDE | | Par Mattea Battaglia
Est-ce à coups de formules-chocs et de Tweet assassins, de gros titres et de petites piques que l’école, dont les gouvernants par-delà les alternances politiques disent faire leur « priorité », peut se résumer ? C’est pourtant le spectacle qui s’offre, depuis quelques mois, aux citoyens désireux de suivre le débat éducatif.
De débat, il n’y en a presque plus : sur les réseaux sociaux comme à la « une » des médias, l’invective a pris le pas sur l’échange ; la tribune, le pamphlet ont quasiment remplacé l’entretien croisé. Dans le sillage d’une campagne présidentielle qui a fait de l’école un champ d’affrontement politique, l’heure est au match idéologique, parfois sans face-à-face, souvent sans retenue.
Le dernier round s’est joué mardi 26 septembre, autour de la démission du président du Conseil supérieur des programmes, Michel Lussault. Sur Twitter, l’annonce a très diversement résonné, suscitant presque autant de « bons débarras » que de regrets. En l’espace d’une journée, on a vu fuser les invectives contre l’« ex-manitou de l’éducation nationale », mais aussi les marques de sympathie, les hommages à sa « liberté d’esprit ».
D’un côté, donc, Michel Lussault, universitaire reconnu par ses pairs mais érigé par ses détracteurs en porte-parole de la « caste des pédagogistes » (l’« homme du prédicat » ou du « milieu aquatique profond standardisé », jargon qu’on lui a imputé). De l’autre, un ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, défenseur des « fondamentaux » et pourfendeur de « ce que l’on a appelé le “pédagogisme” », selon ses propres mots – ce néologisme censé résumer toutes les formes de démission éducative. Entre les deux, c’est par médias interposés que l’affaire s’est réglée.
« Pédagogos » et « réacs-publicains »
A l’adresse de Michel Lussault qui, au Monde puis sur France Inter, a expliqué son départ en dénonçant les « annonces idéologiques » du ministre, lui reprochant de satisfaire « quelques bas instincts d’une clientèle politique », Jean-Michel Blanquer a tenu ouverte la porte de sortie. « Je suis dans un travail d’organisation de l’éducation nationale pour que tous les enfants sachent lire, écrire, compter et respecter autrui à la sortie de l’école, a-t-il martelé sur RTL. Si ça gêne M. Lussault, ce n’est vraiment pas grave qu’il s’en aille. »
« Une victoire par K.-O. de Jean-Michel Blanquer sur les pédagogistes », en a conclu, dans un entretien au Figaro, la journaliste de L’Obs Carole Barjon, partie en guerre, il y a tout juste un an, contre les « assassins de l’école » dans un livre au vitriol publié chez Laffont.
A la « une » du Figaro ce même 27 septembre, le titre en dit long : « Education : Blanquer bouscule la gauche pédago ». Pas de démenti de sa part : pour un ministre qui, à sa nomination, s’engageait à dépasser les « querelles stériles » pour « concilier la tradition et la modernité, l’exigence et la bienveillance », la logique d’apaisement aura, semble-t-il, tourné court.
Tout l’été, la presse a jeté des braises sur cette querelle vieille comme l’école opposant pédagogues et républicains, grimés en « pédagogos » et « réacs-publicains ». C’est Le Point qui, le 22 juin, a salué en Blanquer « l’homme qui veut arrêter les bêtises ». L’Obs qui, le 24 août, a sifflé « la fin de la récré » en titrant sur « le grand ménage ». L’Express qui, le 13 septembre, s’exclame : « Arrêtons le n’importe-quoi ! » Sans parler des mises en scène dans Causeur ou Valeurs actuelles.
« Grands conflits manichéens »
Est-ce le milieu conservateur qui s’approprie le ministre – au risque de le caricaturer –, ou le ministre lui-même qui, en agitant les chiffons rouges, du « lire-écrire-compter » aux « quatre opérations », en passant par « la [méthode] syllabique », donne des gages à une frange de la société, l’aile droite de la majorité ? Sans doute un peu des deux, alors qu’il ne peut ignorer que, dans ce débat, tous les mots – « pédagogistes », « réacs », « conservateurs » – sont piégés.
Pas de gros titre qui, en revanche, viendrait contrebalancer le discours décliniste sur l’école pour le recentrer sur ses défis, son quotidien. Comme si le débat, au final, était préempté par un seul camp.
« Les positions plus nuancées pèsent peu face à la caricature », regrette l’ancien recteur Alain Boissinot, en rappelant que cette « manière binaire » de traiter de l’école, en convoquant de « grands conflits manichéens », n’a rien de nouveau.
Au XIXe siècle, déjà, la pédagogie n’avait pas bonne presse : « Quand les républicains installent l’école de la IIIe République, ils sont demandeurs de réformes pédagogiques, contrairement à ce que laissent aujourd’hui entendre les politiques qui surfent sur la vague nostalgique d’une école d’antan. Non : Jules Ferry considère la pédagogie nécessaire dans le système scolaire, rappelle l’historien Claude Lelièvre. Mais les pères fondateurs de l’école se heurtent, très vite, aux réticences du monde de l’enseignement secondaire. » Différentes cultures, différentes corporations et disciplines se font déjà face.
« Hystérisation des positions, à l’heure du 2.0 »
Près d’un siècle plus tard – dès la fin des années 1970 et durant les années 1980 –, l’affrontement entre républicains et pédagogues prend une tout autre coloration. « Le débat médiatique se structure autour du collège unique et de l’intégration des enfants du peuple, reprend Claude Lelièvre. Intellectuels et philosophes s’alarment des risques d’un nivellement par le bas. Les livres polémiques fleurissent… C’est alors qu’on voit émerger l’opposition entre républicains et pédagogues telle qu’elle existe aujourd’hui. »
Elle vit de riches heures sous René Haby et Alain Savary ; rebondit durant les « années Jospin ». Plus récemment, c’est la réforme du collège défendue par Najat Vallaud-Belkacem – à qui l’on doit la nomination de Michel Lussault à la tête du Conseil supérieur des programmes, en 2014 – qui a ravivé les clivages : sur cet espace nouveau que sont les réseaux sociaux, tout un chacun peut, en 140 signes, pourfendre l’égalitarisme imputé au camp des progressistes ou le nécessaire passéisme de la droite. Les joutes verbales ne sont plus seulement réservées aux « spécialistes » d’antan.
Qu’une étape ait été franchie dans la forme et la virulence du débat, la plupart des observateurs du microcosme scolaire le pensent. Une « hystérisation des positions, à l’heure du 2.0 », glisse tel leader syndical. Mais dans les classes ? Pas sûr. « Au quotidien, pour les enseignants, l’opposition entre deux logiques est tout simplement absurde, relève l’ancien recteur Alain Boissinot. Eux doivent concilier la bienveillance et l’ambition ; l’attention portée aux élèves, la confiance dans leurs progrès, avec l’attention aux savoirs et aux disciplines. » Rien – ou très peu – à voir avec ce que laisse entendre de leurs pratiques « l’écume médiatico-politique », disent les syndicats.
Effet yoyo
Mais cette « écume » a des conséquences, poursuit l’ancien recteur : « Elle nourrit un bruit de fond décourageant au sein d’une profession qui, enquête après enquête, a le sentiment de ne jamais faire ce qu’il faut, et qu’il lui faut de toute façon, à chaque alternance politique, infléchir ses priorités, voire changer ses pratiques ». Un effet yoyo auquel Jean-Michel Blanquer avait promis de mettre un terme.
C’est d’ailleurs sur ce point que, politiquement, ce ministre encore inconnu de l’opinion publique lors de la formation du gouvernement d’Edouard Philippe, au printemps, mais ultra-exposé aujourd’hui, prend quelques risques, disent les observateurs de la scène politique.
« Blanquer qui, ouvertement ou non, vise les pédagos, c’est comme Macron qui s’en prend aux “fainéants”, glisse un autre syndicaliste. Il grille ses cartouches et hérisse une large frange de la communauté éducative – enseignants, parents, associations – avec qui il aura pourtant à négocier ses réformes. L’éducation nationale, ça ne se pilote pas en solo ! »
« Il est devenu le ministre médiatique par excellence, renchérit un autre, et c’est à double tranchant de se laisser à ce point étiqueter, alors qu’Emmanuel Macron s’est fait élire président en promettant de dépasser les querelles droite-gauche. Ça risque de ne pas concourir au rayonnement du chef de l’Etat. » Certains, au sein du gouvernement, mettent déjà en garde contre des positions « trop conservatrices » affichées par M. Blanquer.
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