LE MONDE CULTURE ET IDEES | 12.11.2015 | Propos
recueillis par Soren Seelow
Professeur de psychopathologie à l’université
Paris-Diderot, dont il dirige l’UFR Etudes psychanalytiques, Fethi Benslama
s’intéresse au fait religieux depuis les années 1980. Son premier essai sur la
fondation subjective de l’islam sort en 1988 (La Nuit brisée, Ramsay), quelques
mois avant l’affaire Salman Rushdie, dont il prendra la défense à la suite de
la fatwa le condamnant à mort. Son dernier livre en date est La Guerre des subjectivités en islam
(Lignes, 2014). Il a également dirigé l’ouvrage collectif L’Idéal et la Cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation (Lignes,
224 pages, 21 euros). Fethi Benslama participe à la création, lancée par le
gouvernement, d’un centre d’accueil à destination des jeunes rentrés de Syrie.
En quoi la
psychanalyse aide-t-elle à penser le succès de l’islamisme auprès d’une partie
de la jeunesse ?
Le phénomène de la radicalité a pris une telle
dimension qu’elle nécessite une intelligibilité au croisement du politique, de
l’histoire et de la clinique. Selon les données actuelles, deux tiers des
radicalisés recensés en France (3 100 ont été à ce jour signalés au numéro vert
mis en place en avril 2014 par le ministère de l’intérieur) ont entre 15 et
25 ans, et un quart sont mineurs : la grande majorité est dans cette zone
moratoire du passage à l’âge adulte qui confine à l’adolescence persistante.
Cette période de la vie est portée par une avidité d’idéaux sur un fond de
remaniements douloureux de l’identité. Ce qu’on appelle aujourd’hui
« radicalisation » est une configuration du trouble des idéaux de notre époque.
C’est cet angle d’approche qui est propre à la psychanalyse : les idéaux à
travers lesquels se nouent l’individuel et le collectif dans la formation du
sujet humain.
« LA PRESSE A RAPPORTÉ LE CAS DE DJIHADISTES QUI
AVAIENT COMMANDÉ EN LIGNE L’OUVRAGE L’ISLAM POUR LES NULS. »
L’offre djihadiste capte des jeunes qui sont en
détresse du fait de failles identitaires importantes. Elle leur propose un
idéal total qui comble ces failles, permet une réparation de soi, voire la
création d’un nouveau soi, autrement dit une prothèse de croyance ne souffrant
aucun doute. Ces jeunes étaient donc en attente, sans nécessairement montrer
des troubles évidents. Dans certains cas, ils vivent des tourments
asymptomatiques ou dissimulés ; ce sont les plus imprévisibles, parfois les
plus dangereux, ce qui se traduit après le passage à l’acte violent par des
témoignages tels que : « C’était un garçon gentil, sans problème, serviable,
etc. » Dans d’autres cas, les perturbations se sont déjà manifestées à travers
la délinquance ou la toxicomanie.
Que se
passe-t-il lorsqu’un jeune rencontre cet « idéal total » ?
L’offre radicale répond à une fragilité identitaire
en la transformant en une puissante armure. Lorsque la conjonction de l’offre
et de la demande se réalise, les failles sont comblées, une chape est posée. Il
en résulte pour le sujet une sédation de l’angoisse, un sentiment de
libération, des élans de toute-puissance. Il devient un autre. Souvent, il
adopte un autre nom. Voyez combien les discours des radicalisés se ressemblent,
comme s’ils étaient tenus par la même personne : ils abdiquent une large part
de leur singularité. Le sujet cède à l’automate fanatique. Cela dit, il ne faut
pas confondre expliquer et excuser : l’analyse de la réalité subjective
sous-jacente à ce phénomène ne signifie ni la folie ni l’irresponsabilité, sauf
exception. De plus, le fait « psy » n’est pas un minerai pur, il se recompose
avec le contexte social et politique.
Les failles identitaires ne sont évidemment pas
l’apanage des enfants de migrants ou de familles musulmanes, ce qui explique
que 30 à 40 % des radicalisés soient des convertis. Ces sujets cherchent la
radicalisation avant même de rencontrer le produit. Peu importe qu’ils ignorent
de quoi est fait ce produit, pourvu qu’il apporte la « solution ». La presse a
rapporté le cas de djihadistes qui avaient commandé en ligne l’ouvrage L’Islam
pour les nuls. Aujourd’hui, l’islamisme radical est le produit le plus répandu
sur le marché par Internet, le plus excitant, le plus intégral. C’est le
couteau suisse de l’idéalisation, à l’usage des désespérés d’eux-mêmes et de
leur monde.
Dans « La
Guerre des subjectivités en islam », vous faites remonter ce phénomène à la
chute du califat (1924), cet « idéal islamique blessé dont l’hémorragie
continue à ce jour »…
Les traumatismes historiques ont une onde de
propagation très longue, surtout lorsqu’une idéologie les relaye auprès des
masses. Des générations se les transmettent de sorte que des individus se
vivent en héritiers d’infamies, sachant les faits ou pas. L’année 1924 marque
la fin du dernier empire islamique, vieux de 624 ans, l’abolition du califat,
c’est-à-dire du principe de souveraineté théologico-politique en islam, et la
fondation du premier Etat laïque en Turquie. Le territoire ottoman est dépecé
et occupé par les puissances coloniales, les musulmans passent de la position
de maîtres à celle de subalternes chez eux. C’est l’effondrement d’un socle
vieux de 1 400 ans, la fin de l’illusion de l’unité et de la puissance.
S’installe alors la hantise mélancolique de la dissolution de l’islam dans un
monde où il ne gouverne plus.
Le symptôme de cette cassure historique est la
naissance, en 1928, des Frères musulmans, qui est la traduction en organisation
de ce qu’on pourrait nommer la théorie de « l’idéal islamique blessé » à
venger. L’islamisme promet le rétablissement du califat par la défaite des
Etats. Cette réaction est protéiforme : littéraliste, puritaniste, scientiste,
politique ou guerrière. Elle véhicule le souvenir du traumatisme et le projette
sur l’actualité désastreuse de populations qui souffrent, les expéditions
militaires occidentales et les guerres civiles.
Cet effondrement historique s’accompagne d’un clash
inédit dans le modèle du sujet musulman. C’est un fait que les Lumières
arrivent en terre d’islam avec des canonnières ; pour autant, des élites
musulmanes deviendront partisanes des Lumières et de leur émancipation
politique, auxquelles s’opposeront des « anti-Lumières », qui réclament la
restauration de la souveraineté théologique et le retour à la tradition
prophétique. Une discordance systémique apparaît alors dans le rapport du sujet
de l’islam au pouvoir. Les uns veulent être citoyens d’un Etat, musulmans mais
séparés de l’ordre théologique, les autres appellent au contraire à être
davantage musulmans, encore et encore plus. D’où l’émergence de ce que j’ai
appelé la figure du « surmusulman ». L’islamisme apparaît alors comme une
défense de l’islam, si acharnée qu’elle veut se substituer à lui. Elle a
mobilisé tous les anticorps d’un système se percevant en perdition. Mais la
défense est devenue une maladie auto-immune, au sens où elle détruit ce qu’elle
veut sauver.
Quels sont
les ressorts de cet embrigadement ?
L’islamisme ne vise pas seulement la distinction
entre le musulman et le non-musulman, mais à l’intérieur des musulmans entre
ceux qui le seraient totalement et ceux qui ne le seraient que partiellement ou
n’auraient que l’apparence du musulman, en quelque sorte des « islamoïdes ». Il
y a soupçon de défection, traque et culpabilité. En tant que psychanalyste, je
lis cette période comme une histoire écrite à partir des exigences du surmoi
de la tradition islamique. Un surmoi mis en alerte permanente par des désirs et
des craintes collectives de devenir autre : un « occidenté » ou un Occidental.
Or la culpabilité de vivre et de désirer est bien
plus répandue qu’on ne le croit. Les tourments s’intensifient là où il y a
malheur et honte d’être. Particulièrement dans les troubles de l’identité : le
sujet se dit qu’il ne vaut rien, qu’il est une malfaçon, un déchet. L’islamisme
lui renvoie ce message en miroir : tu es indigne parce que tu es sans foi ni
loi, tu as la possibilité de te faire pardonner en étant un missionnaire de la
cause : deviens « surmusulman ». L’offre djihadiste propose un débouché :
l’exfiltration par le haut, par l’issue de secours de la gloire. Le « déchet »
devient redoutable.
Comment,
dès lors, interpréter le phénomène du martyr, de l’attentat-suicide ?
Le martyr est un sujet qui veut survivre en
disparaissant. Pour le candidat, ce n’est pas un suicide, mais un
autosacrifice, lequel est un transfert par l’idéal absolu vers l’immortalité.
Il n’est mort qu’en apparence ; il reste vivant jouissant sans limite. Ceux qui
s’y engagent parviennent à un état de mélancolie sacrificielle : ils (se) tuent
pour venger l’offense à l’idéal. A travers le spectacle cruel des corps
disloqués, ils laissent une scène terrifiante de destruction de la figure
humaine de l’ennemi. Ce n’est pas seulement la mort, mais l’anéantissement de
l’autre, car il est difficile de le reconstituer pour lui donner sépulture.
Quant à l’auteur, il est convaincu de se métamorphoser en « surmâle » jouissant
sans fin dans l’au-delà, d’où l’imagerie des vierges éternelles.
En quoi
l’offre djihadiste diffère-t-elle des mouvements sectaires ?
Il y a des aspects comparables, tels que l’emprise
mentale, mais des différences essentielles. Dans la secte, l’individu
s’assujettit à la théorie délirante du gourou, à son exploitation économique,
voire sexuelle. Le djihadiste adhère à une croyance collective très large,
alimentée par le réel de la guerre à laquelle on lui offre de prendre une part
héroïque, moyennant des avantages matériels, sexuels, de pouvoir. Le mélange du
mythe et de la réalité historique est plus toxique que le délire.
L’islamisme
séduit aussi bien dans les faubourgs de Tunis que dans les villages de France.
En quoi interroge-t-il notre modernité ?
L’islamisme comporte la promesse d’un retour au monde
traditionnel où être sujet est donné, alors que dans la civilisation moderne
l’individu est une superproduction de lui-même qui l’oblige à un travail
harassant. Il faut en avoir les moyens. Certains jeunes préfèrent aujourd’hui
l’ordre rassurant d’une communauté avec ses normes contraignantes,
l’assignation à un cadre autoritaire qui les soulage du désarroi de leur
liberté et d’une responsabilité personnelle sans ressources.
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