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dimanche 29 novembre 2015

Léguer autre chose que des raisons de désespérer

LE MONDE
Isabelle Stengers, philosophe et historienne des sciences
Isabelle Stengers, philosophe et historienne des sciences Eric Flogny/Aleph
Comme il est loin déjà le temps où certains célébraient les noces de la démocratie représentative et du marché comme « la fin de l’histoire ». Mais c’est bien à la fin de quelque chose que nous avons affaire. Les murs et les barbelés qui traversent l’Europe donnent un avant-goût de ce qui vient, comme aussi la sévère, quasi vindicative, discrimination entre réfugiés « de guerre » et réfugiés « économiques », c’est-à-dire, apprenons-nous, « climatiques » déjà, voués à survivre dans des camps. Ce qui s’annonce est une forme d’état d’urgence permanent, l’institution d’une gestion planétaire autoritaire des populations, avec l’impératif sans appel du « nous n’avons pas le choix », et ce, sur fond de business-as-usual.
Il n’est plus temps de penser que la crise sera temporaire, comme le font ceux qui présentent ce qu’on appelle l’anthropocène comme l’époque où l’homme, prenant conscience de ce qu’il est devenu une force géologique, trouvera les moyens de « réparer » la Terre. Le désordre climatique qui s’installe ne témoigne pas de la puissance humaine. Il a été déclenché par ceux qui ne savaient pas qu’ils jouaient avec le feu, et qui entendent bien continuer à le faire.
J’appartiens à la génération qui échappera peut-être, dans nos pays du moins, à ce qu’auront à vivre non pas « les générations futures », mais les enfants d’aujourd’hui. Mais c’est à elle aussi que des comptes seront demandés : « Vous saviez, qu’avez-vous fait ? » Et cette question est posée aujourd’hui car, nous le savons, quoi que la COP21 puisse décider, ces enfants et leurs enfants auront à vivre dans les ruines de ce que nous avons appelé progrès. La réponse que nous pourrons leur donner, la manière dont nous nous serons rendus capables de donner réponse à cette question, feront partie de ce que nous leur laisserons. Poison du désespoir et de l’irresponsabilité, ou alors courage d’inventer la différence entre survivre, chacun pour soi, et, vaille que vaille, vivre ?

« Le fait d’avoir raison  ne nous aide pas »

Situation paradoxale pour nous à qui il est demandé « ce que la question climatique change dans nos domaines de réflexion », car le fait d’« avoir raison » ne nous aide pas, si ces raisons, aussi fondées soient-elles, justifient le désespoir. Maudit soit celui qui a dit qu’il était plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme, et maudits soient tous ceux qui expliquent, avec beaucoup de lucidité, l’impuissance qui est notre lot commun. Il ne s’agit pas de rêver d’utopie, mais de prendre le parti du possible contre les probabilités. Ce que font d’ailleurs déjà les activistes qui, un peu partout désormais, n’entrent pas seulement en conflit avec la logique du business-as-usual, mais enquêtent et créent des savoirs qui, en eux-mêmes, troublent l’ordre public – c’est-à-dire l’injonction « circulez, il n’y a rien à voir ».
Se rendre capable de répondre, c’est un des sens du mot « responsabilité ». Cela ne signifie nullement « tous responsables », fausse grandeur vectrice de culpabilité confuse. Dans le « Manifeste pour une recherche scientifique responsable » (publié sur le site de la Fondation sciences citoyennes), nous « affirmons que la responsabilité de chacun est à proportion de ses avoirs, de son pouvoir et de son savoir, et que nul ne peut s’exonérer de sa responsabilité au nom de son impuissance s’il n’a fait l’effort de s’unir à d’autres, ou au nom de son ignorance s’il n’a fait l’effort de s’informer ». Bien sûr, nous savons que, dans nos mondes comme ailleurs, les responsabilités sont systématiquement diluées et que la recherche est désormais mise au service de l’innovation productiviste, prise en otage par l’impératif de compétitivité. Et nous savons aussi que, bien avant leur asservissement direct, les chercheurs et leurs institutions ont proclamé leur irresponsabilité quant à la manière dont « la société » ferait usage de leurs travaux, tout en dénonçant l’irrationalité de ceux qui mettaient en cause le caractère non soutenable du développement auquel leur science participait activement – des pessimistes, ennemis du progrès, qui veulent nous renvoyer à « l’âge des cavernes » !
Quant à l’effort de s’informer à propos de questions qui ne font pas « avancer le savoir », voire de s’unir à d’autres – des non-scienti­fiques ! –, pour mettre en question le travail de collègues, c’eut été faire entrer le loup de la ­politique dans la bergerie de la rationalité, probe et neutre. Les institutions qui parlent aujourd’hui de « sciences responsables », ­attentives à « l’éthique », entendent bien ne pas exposer les chercheurs à des questions susceptibles de « leur faire perdre leur temps », voire de les diviser. Quant aux promoteurs d’innovations, ils continuent en toute impunité à négliger ou à minimiser ce qui ne serait que « dommage collatéral », prix d’un progrès auquel il faut s’adapter. Nul doute que le remplacement du si timide principe de précaution par le « principe d’innovation responsable » ne soit accepté avec bienveillance.
Demain, lorsqu’il sera reconnu officiellement que l’engagement à ne pas franchir la limite des 2 °C ne peut être tenu, les promesses de la géo-ingénierie commenceront sans doute à être évoquées, et des programmes de recherche seront engagés – officiellement pour en mesurer la faisabilité et les dangers, mais sous l’égide, bien entendu, des rapports coûts/­bénéfices. Et ceux qui protesteront contre ce qui, aujourd’hui, est solennellement exclu auront peut-être à subir autre chose que des grenades lancées sans intention de tuer. Car le bénéfice escompté sera, ici, non simplement la croissance mais le salut même de l’humanité.

Un Manifeste

Ce que le « Manifeste pour une recherche scientifique responsable » demande aux chercheurs est : commencez à vous demander dès aujourd’hui si vous maintiendrez demain ­votre silence assourdissant, si vous acceptez ce futur qui s’annonce, où pour beaucoup il faudra mériter de survivre, alors que des scientifiques continueront à chercher comment prolonger la vie humaine, voire vaincre la mort, avec l’argent de riches mécènes à l’abri dans leurs bulles climatisées.
Que la recherche scientifique puisse être ­capable de nous aider à vivre dans les ruines peut faire ricaner certains, alors que d’autres ricanent à l’idée que « les gens » pourraient être capables d’autre chose que d’un égoïsme panique. Et certes, ceux qui ricanent ont pour eux les probabilités. S’exposer au scepticisme probabilitaire, prendre parti pour le possible, ce n’est pas parier pour un possible qui nous sauverait in extremis, mais s’engager pour les tentatives multiples et toujours précaires qui, aujourd’hui, parient sur la possibilité d’un monde qui ne réponde pas à ces probabilités. C’est léguer à ceux et celles qui viennent autre chose que des raisons de ­désespérer, des récits de défaites, peut-être, mais aussi de résistances, d’inventions pratiques de ce que demande l’art de créer de la vie et de la pensée, avec d’autres et grâce à d’autres, même dans les ruines.
Isabelle Stengers, philosophe, historienne des sciences (Université libre de Bruxelles). Dernier ouvrage paru : Une autre science est possible (La Découverte, 2013).

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