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lundi 5 octobre 2015

Autisme : une méthode prometteuse pour agir dès le plus jeune âge

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 05.10.2015 | Par Sandrine Cabut

Pong, pong. Dans une petite pièce au décor dépouillé, un enfant et une jeune femme se lancent un ballon de baudruche. Au bout de quelques passes, Jules (son prénom a été changé), 2 ans et demi, part dans un coin. « Fini », bredouille-t-il. Immédiatement, Carolina, l’adulte, range le ballon et lui propose un livre. Puis un puzzle. Sans succès. Alors elle embraye, se dissimule sous une couverture. Jules vient la chercher. D’une voix enjouée, la jeune femme l’incite à se cacher à son tour. Pas de réaction. Alliant le geste à la parole, elle tente « la petite bête qui monte ». Cette fois, l’enfant sourit, son regard s’éclaire. Elle recommence encore et encore. Jules éclate de rire, cherche le contact physique avec Carolina. Un joli moment de complicité, mais pas seulement. « C’est une RSS, une routine ­sociale sensorielle, et c’est exactement ce que nous cherchons à obtenir, explique la jeune femme. Dès qu’un enfant émet un comportement social, on le renforce. Et dans cette démarche, trouver son sourire est un élément essentiel. »

Carolina Villiot est psychologue. Jules, atteint d’autisme. Depuis près d’un an, ce petit bonhomme vient ainsi passer cinq demi-journées par semaine au Centre d’intervention précoce en autisme (CIPA), en plein centre de Genève. Il participe à un programme de prise en charge précoce et intensive de l’autisme né il y a un peu plus de cinq ans aux Etats-Unis et en plein essor dans le monde : l’Early Start Denver Model (ESDM).

Tout est codifié

En pratique, tout est très codifié, à commencer par la formation et la certification des intervenants, dispensée par le Mind Institute de l’université de Davis (Californie), à l’origine de cette approche destinée aux enfants de 1 à 3 ans. L’ESDM est programmé sur une durée de deux ans, à raison de quinze à dix-huit heures par semaine, principalement sous forme de séances individuelles. « Tous les trois mois, en présence des parents, nous réalisons une évaluation très complète des forces et des faiblesses du patient, précise Hilary Wood, psychologue responsable du programme à Genève. Puis nous définissons ensemble une vingtaine d’objectifs, portant par exemple sur les interactions sociales, les comportements d’imitation, la motricité globale, l’autonomie… Pour chacun, nous détaillons des étapes intermédiaires, avec des paliers de quinze jours. C’est une approche chaleureuse, qui donne des résultats naturels, moins “robotiques” que les autres méthodes. Mais tout ce que l’on fait est quantifié, avec des données rigoureuses. »

« Pendant les séances, on joue et dès que c’est possible, on inclut un objectif. Au fur et à mesure, on coche les items réussis et on note les observations sur nos fiches. Les interventions peuvent être filmées », ajoute Carolina Villiot.

Dans la floraison de méthodes comportementales, développementales et éducatives proposées dans les troubles du spectre autistique – qui touchent désormais plus d’un enfant sur cent –, rarement une approche a suscité une telle vague d’enthousiasme chez les spécialistes hospitalo-universitaires. C’est en janvier 2010 que Sally Rogers et Geraldine Dawson, les deux psychologues américaines qui ont conçu cette thérapie, publient leur première étude, randomisée, dans la revue Pediatrics. Parmi 48 jeunes patients, âgés de 18 mois à 30 mois, la moitié sont pris en charge par ESDM, les autres ont un suivi classique dans des centres médico-sociaux. Au bout de deux ans, le niveau de langage, les comportements sociaux et le QI sont significativement améliorés dans le groupe ESDM, comparativement au groupe contrôle. Et les scores d’autisme ont diminué, de façon plus ou moins marquée selon les enfants.

L’ESDM est en fait issu du modèle de Denver, mis au point dans les années 1980, notamment par Sally Rogers, pour des autistes de 2 à 5 ans. Son principe fondateur était d’élaborer des relations proches avec ces enfants, pour développer les habiletés sociales et communicatives leur faisant défaut. La version « early start » emprunte aussi à des méthodes d’apprentissage comme l’ABA (analyse appliquée du comportement). En juin, la même équipe a publié un nouvel article scientifique, montrant que les bons résultats de l’ESDM se maintiennent deux ans après la fin de la prise en charge. Deux des enfants n’ont d’ailleurs plus les critères de l’autisme, ce qui n’a pas été retrouvé dans le groupe contrôle, soulignent les auteurs.

Beaucoup se disent impressionnés

Aucun spécialiste ne se risque à employer le terme de guérison, gardant la prudence de mise face à une méthode récente et qui n’a été évaluée que sur un nombre encore modeste de patients. Mais beaucoup se disent impressionnés par les publications de Rogers et Dawson, et leurs présentations dans les congrès internationaux.

« On sait depuis les années 1990 qu’une intervention précoce est favorable dans les troubles autistiques, mais il n’y avait pas de méthode aussi structurée que l’ESDM. Les résultats sont inédits en termes de communication et surtout de socialisation, et ces petits patients peuvent gagner jusqu’à 20 points de QI », souligne ainsi le professeur Stephan Eliez (directeur de l’Office médico-pédagogique à Genève), l’un des pionniers de l’ESDM dans les pays francophones. En 2009, ­séduit par une communication de Sally Rogers, le pédopsychiatre suisse a ­envoyé une de ses psychologues se former aux Etats-Unis. Puis il a convaincu les autorités suisses de miser sur cette ­approche, et d’autoriser une étude pilote. Stephan Eliez a également créé une ­fondation, Pôle Autisme, pour soutenir financièrement le projet. Fin 2010, un premier centre a ouvert ses portes à ­Genève, pour accueillir six patients ; puis un deuxième en 2014, avec la même capacité. La Suisse dispose aujourd’hui de six centres nationaux agréés avec des intervenants formés à l’ESDM. Le nombre de places va encore augmenter, prévoit Stephan Eliez, qui n’en revient pas de ses résultats préliminaires. « Parmi nos cinq premiers enfants pris en charge, quatre ont rejoint un cursus scolaire ordinaire, alors qu’ils étaient au départ non verbaux et avec un score d’autisme élevé. Habituellement, avec un tel profil, seulement un sur quatre intègre une école maternelle », se réjouit le spécialiste. Une étude de plus grande ampleur (180 patients) est en cours, en collaboration avec d’autres centres européens, et notamment français.

« Ce qui est essentiel et unique dans ­notre organisation, c’est le dialogue ­constant entre le dispositif de soins et la dynamique de recherche », souligne ­Stephan Eliez. De fait, les deux centres d’ESDM genevois sont adossés à un programme de recherche et à une consultation spécialisée, qui permet de recruter les jeunes patients. « La question du repérage précoce se pose différemment en population générale et dans les familles à risque, note-t-il. En population générale, les premiers signes évocateurs d’autisme – difficultés de communication et des interactions sociales – apparaissent au plus tôt à 12 mois, et la plupart du temps vers 18 mois. D’où l’importance de sensibiliser les pédiatres et les crèches, pour qu’en cas de doute ils nous adressent rapidement ces enfants, en sachant que l’on peut leur proposer une intervention. » L’idéal, selon lui, est de la démarrer avant 2 ans, quand la plasticité cérébrale est maximale. « Dans les familles où il y a déjà des cas d’autisme, le repérage peut être effectué encore plus tôt, entre 6 mois et 12 mois, et l’ESDM ­débutée dès 1 an », poursuit M. Eliez.

« Eye-tracking »

Pour poser le diagnostic, et suivre concrètement les progrès des patients pendant leur thérapie, l’équipe genevoise a recours à des examens comme l’« eye-tracking », qui mesure la motivation sociale. « Pendant que des scènes sont projetées sur un écran d’ordinateur, un récepteur infrarouge capte sur le reflet de la cornée la zone précise que regarde l’enfant. On peut ainsi observer et quantifier ses préférences pour des personnages ou des objets », explique le docteur Marie Schaer (universités de Genève et de Stanford).

Au-delà du suivi individuel, elle constitue une cohorte à laquelle participent déjà une cinquantaine de jeunes autistes, quelques frères et sœurs de ces derniers, et 30 enfants atteints d’autres troubles du développement. Pendant douze ans, ils seront suivis régulièrement, avec des tests cliniques et tout une batterie d’examens : eye-tracking, électroencéphalogramme à haute résolution, tests épigénétiques…

« L’hypothèse que nous explorons est celle d’un déficit de la motivation sociale, qui entraîne une privation d’expériences sociales, d’où un défaut d’apprentissage dans ce domaine et finalement une atteinte des régions cérébrales impliquées dans le traitement des informations sociales, détaille Marie Schaer. Grâce à cette cohorte, nous espérons élucider les origines de ce manque de motivation sociale ; comprendre à quel niveau de la cascade agit l’ESDM ; et identifier les petits patients qui ont le plus de chances d’en bénéficier. »

« Un fort investissement humain »

« Formellement, le diagnostic d’autisme ne peut être porté avant 36 mois, car cela nécessite une stabilité des symptômes, tempère le professeur Richard Delorme, chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Robert-Debré (AP-HP), à Paris. Or, l’évolution est très variable. Certains ­enfants ont des troubles évocateurs vers 18 mois qui peuvent s’amender quelques mois plus tard. Même parmi les cas les plus sévères, 10 % évoluent spontanément vers la normalité. » En outre, poursuit-il, « les stratégies d’intervention précoce intensives comme l’ESDM nécessitent un fort ­investissement humain. Quant aux méthodes plus souples, leurs bénéfices sont difficiles à mettre en évidence. Ainsi, une étude internationale – publiée en 2015 dans The Lancet – n’a pas pu démontrer qu’une prise en charge avant 1 an des bébés à haut risque, par simple guidance parentale, prévient l’autisme ».

En ce qui concerne l’ESDM, Stephan Eliez et ses collaborateurs insistent en tout cas sur le rôle crucial des parents. « Le partenariat avec eux est l’une des valeurs primordiales. Il faut leur donner des outils, car nous, professionnels, ne sommes que de passage », soutient Carolina Villiot.

« J’ai des rapports constants avec l’équipe, de visu et au téléphone. On se sent soutenus moralement, et plus aptes à aider notre enfant », confirme de son côté Lucia, maman d’un garçon autiste de 5 ans suivi à Genève. Une perception d’autant plus rassurante que la famille a traversé une rude épreuve. « A 2 ans, mon fils ne prononçait pas trois mots. Je ne pouvais pas entrer en contact avec lui. Il avait une alimentation restreinte, et le bruit le dérangeait, se souvient Lucia. La première équipe que j’ai vue ne nous a proposé qu’une heure de musicothérapie hebdomadaire. Ici, il a été pris en charge dix-huit heures par semaine. L’autisme est un marathon, mais grâce à cela nous avons passé une étape. Aujourd’hui, mon fils va à l’école avec un accompagnant, il parle, mange presque seul et de tout. On peut même ­recommencer à sortir, à voir des amis. »

Face au coût élevé de l’ESDM (environ 65 000 euros par an et par patient en Suisse), qui limite sa diffusion, l’équipe de Stephan Eliez envisage des modèles alternatifs, avec une participation encore plus active des familles, préalablement formées. C’est aussi le cas à Lyon. « Nous prenons en charge douze patients en ESDM, douze heures par semaine, grâce à un financement de l’Agence régionale de santé, mais il faudrait trois fois plus de places, explique Marie-Maude Geoffray (hôpital du Vinatier, à Bron, près de Lyon), première professionnelle en France à être allée se former aux Etats-Unis pour dispenser l’enseignement aux familles. Du coup, nous développons – avec les moyens existants – et évaluons des formations auprès des parents (douze sessions d’une heure et demie), pour qu’ils puissent intervenir le plus tôt possible auprès de leur très jeune enfant. » Et la pédopsychiatre d’insister : « Les parents peuvent améliorer le développement de leur enfant, en utilisant les principes de l’ESDM dans les activités du quotidien, ou sous forme de séances. La formation doit être pratique, en présence du petit patient, et individualisée. »


Première à avoir expérimenté le modèle ESDM en France, à partir de 2010, le professeur Bernadette Rogé (Toulouse) s’engage dans la formation des professionnels, pour mieux diffuser cette approche dans notre pays. « Je suis assaillie de demandes », souligne la psychologue, qui a par ailleurs assuré la traduction française des deux manuels de Rogers et Dawson, l’un destiné aux professionnels (L’Intervention précoce en autisme, Dunod, 2013), l’autre aux familles (à paraître en 2016). Mais, en dépit de l’expertise de l’équipe toulousaine, les moyens manquent encore pour les prises en charge des petits patients. Pourtant, plaide Bernadette Rogé, « aujourd’hui, la question principale n’est plus celle de l’efficacité de l’ESDM, spectaculaire dans certains cas, mais celle des modalités d’application ».

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