Les droits des personnes déficientes intellectuelles font-ils l'objet d'une égale reconnaissance devant la loi et l'accès à la justice ? Un rapport de l'AJuPID, projet de l'Union européenne tente de faire le clair sur la question. En ressort la frilosité de certains gouvernements malgré les besoins de réforme pointés du doigt par les auteurs.
Dimensions fondamentales de la Convention internationale des droits des personnes handicapées (CDPH), l'accès à la justice et l'exercice de la capacité juridique constituent des garanties pour l'application de l'ensemble des droits des personnes handicapées. Ces deux éléments sont-il pour autant respectés ? Pour répondre à cette question et améliorer la mise en œuvre de ces deux dispositions, l'Union européenne a lancé, en avril 2014, son projet pour l'accès à la justice des personnes déficientes intellectuelles (AJuPID) (1). Coordonné par la Fegapei, celui-ci a accouché d'un tout premier rapport de recherche en la matière, dont la publication officielle a été annoncée dans un communiqué du 27 juillet. Sur la base d'une analyse comparative des systèmes juridiques de cinq pays européens, le document rappelle la nécessité de passer d'un système de prise de décision substitutive à un système de décision assistée. Un "challenge d'actualité" qui se heurte encore à de nombreux obstacles.
Les gouvernements hésitants sur l'évolution juridique à opérer
"La conception du handicap axée sur les droits de l’homme suppose le passage d’un système de prise de décisions substitutive à un système de prise de décisions assistée."Article 12 de la Convention internationale des droits des personnes handicapées (CDPH)
Bulgarie, Finlande, France, Hongrie ou Irlande... quel que soit le pays observé et qu'importe la spécificité de son modèle et son mécanisme de protection juridique, tous "les gouvernements sont hésitants sur la manière de réaliser pleinement le "changement de paradigme" posé par la CDPH". Si la transition se veut prudente pour les États, celle-ci est non seulement "souhaitable", mais "possible" à en croire les chercheurs d'AJuPID. Sur la base de leurs visites au sein des différents pays d'étude, ces derniers ont ainsi pu identifier un certain nombre de recommandations à même de combler de "déficit considérable" mis au jour.
Programmes pilotes d'aide à la décision : un préalable à la réforme
Sur la base des articles 12 et 13 de la CDPH — pleine capacité juridique et accès à la justice —, le rapport préconise notamment de s'appuyer sur les bonnes pratiques émergentes diffusées et promues au niveau international. À l'instar de la Bulgarie, qui a installé des programmes pilotes d'aide à la décision, étape unique en Europe que les auteurs recommandent fortement de multiplier.
La France, si elle "ne semble pas prendre de mesures pour introduire une législation en faveur de la prise de décision assistée", compte elle aussi quelques bonnes trouvailles. "Pratique nouvelle au plan européen", le conseil de famille est en effet considéré par l'AJuPID comme un soutien potentiel aux personnes dans l'exercice de leur capacité juridique et dans leur accès à la justice. Pour le reste, les chercheurs ont vivement conseillé à l'ensemble des pays, y compris la France, de tester des programmes d'aide à la décision dont les résultats permettront d’améliorer la réglementation et les pratiques d’accompagnement. Ce, précise Patricia Scherer, directrice des relations européennes et internationales à la Fegapei, afin d'"influencer une réforme de la législation". Une perspective qui semble mal engagée pour la France, la fédération rappelant dans le rapport la position du ministère de la justice sur la question. Selon l'administration, "le problème ne relève pas du cadre légal, aussi faudrait-il plutôt faire des efforts pour mieux implémenter la loi et faire évoluer les mentalités".
Tutelle et curatelle, des mesures à double tranchant
La France serait-elle donc en retard ? Si elle ne se risque pas à une réponse tranchée, Patricia Scherer le constate cependant, "bien que la législation française propose plusieurs niveaux de mesures — et notamment la mesure d'accompagnement social et personnalisé, la MASP —, pour des raisons diverses, la mise en œuvre de ces mesures ne garantit pas toujours le meilleur exercice de leur capacité juridique par les personnes". Les chiffres sont d'ailleurs là pour en attester : 99 personnes sur mille (‰) sont placées sous tutelle ou curatelle en France (2), contre 32‰, 51‰ et 97‰ en Finlande, Irlande et Bulgarie et 586‰ en Hongrie. Le chiffre passe à 967‰ en comptant les sauvegardes de justice.
Pourtant, les chercheurs le rappellent, de tels dispositifs, s'ils "sont souvent considérés comme un soutien et une aide à l'autonomisation [...], viole[nt] le droit des personnes à une reconnaissance égale devant la loi". Tutelle comme curatelle pour la France, les dispositions liées aux régimes de protection juridique offriraient de fait "un pouvoir discrétionnaire troublant" à ceux habilités à prendre des décisions pour la personne handicapée. Un constat tempéré par Anne Caron-Déglise, qui, à l'occasion d'une audition avec l'AJuPID assurait que "les mesures judiciaires de sauvegarde et de curatelle sont majoritairement conformes à la convention internationale du CDPH, quand bien appliquées".
Un guide des pratiques encourageantes prévu pour l'automne
Considérant que ce rôle "paradoxal" de la protection juridique continue à mettre en difficulté les personnes handicapées et leurs familles tout comme les décideurs et les professionnels, l'AJuPID insiste donc sur l'importance de la formation. Le rapport de recherche désormais publié, le groupe de projet prévoit ainsi la parution, à l'automne prochain, d'un guide des pratiques encourageantes sur la base "d'exemples européens prometteurs". S'en suivront un séminaire à destination des magistrats et des greffiers, le 10 décembre 2015, ainsi qu'une conférence finale à Sofia (Bulgarie).
Prévu pour s'achever en mars 2016, le projet AJuPID, s'il ne devrait a prioripas être étendu, compte bien essaimer. Comme le rappelle Patricia Scherer, avec l'EASPD (association européenne des prestataires de services pour les personnes en situation de handicap), un des partenaires du projet, "nous informerons des résultats du projet les autres parties prenantes dans les pays européens, de façon à les sensibiliser".
(1) La recherche a été dirigée par le Centre pour le droit des personnes handicapées de l'Université de Galway (Irlande) et l'Université catholique de Louvain (Belgique). Les huit partenaires que sont Hand in Hand Foundation (Hongrie), KVPS (Finlande), NFVB (Irlande), NET Foundation (Bulgarie), la Fegapei et l'EASPD ont quant à eux participé à la collecte des données.
(2) D'après les chiffres de 2004 repris dans le rapport, sur les 700 000 personnes sous mesure de protection juridique en France, 65 417 font l'objet d'une tutelle ou curatelle.
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