Après la chute de l’Empire romain d’Occident, au Ve siècle, les Angles, les Jules et les Saxons, peuples venus de régions situées sur les territoires actuels de l’Allemagne, de la Norvège et du Danemark, envahissent les îles britanniques et y fondent plusieurs royaumes indépendants. Les Anglo-Saxons ont-ils remplacé les populations déjà installées dans les îles britanniques ou s’y sont-ils mêlés ? Cette controverse qui, depuis des siècles, partage les historiens, vient de connaître un rebondissement inattendu, avec les résultats d’une étude génétique publiée le 18 mars dans la revue Nature.
« Cette étude montre que les habitants du Royaume-Uni partagent un fonds génétique auquel se sont intégrées des variations signant leurs diverses origines, notamment anglo-saxonnes. Notre étude démontre sans ambiguïté que les Anglo-Saxons se sont mêlés aux populations existantes », s’enthousiasme Peter Donnelly du Wellcome Trust Centre for Human Genetics à Oxford, qui l’a conduite. « Elle révèle aussi l’existence d’une vague d’immigration, jusqu’alors inconnue des historiens et des archéologues, de populations venues de l’actuel territoire français avant l’arrivée des Anglo-Saxons. Cela va permettre aux historiens de chercher dans cette direction », poursuit-il avec assurance. « Ce que montre cette étude très raffinée, ce sont les différents événements historiques qui ont fait ce qu’est aujourd’hui le peuple des “Royaume-Uniens” », renchérit Lluis Quintana-Murci, de l’Institut Pasteur, qui étudie la génétique des populations depuis une vingtaine d’années.
Le profil génétique de 2 000 participants
Initialement conçue pour établir des corrélations entre variations génétiques et susceptibilité aux maladies, l’étude financée par le Wellcome Trust, une puissante fondation impliquée dans la recherche médicale au Royaume-Uni, a été menée sur plus de 2 000 personnes connaissant leur région d’origine. Pour chacune d’entre elles, 500 000 sites répartis sur l’ensemble de leurs génomes et connus pour renfermer des signatures génétiques de l’origine géographique, ont été séquencés.
Une fois décryptées, ces signatures ont ensuite été analysées grâce à un modèle informatique, permettant de les comparer à celles contenues dans une base de données et d’établir le profil génétique de chacun des 2 000 participants de l’étude. Les Britanniques ont ainsi pu être classés en 17 groupes, reflétant le brassage des populations dont ils sont issus. Replacés sur la carte du Royaume-Uni, ces profils ont permis d’établir une cartographie de leurs origines, présentant de fortes similarités avec celles des royaumes en place en l’an 600, après les invasions anglo-saxonnes.
Qu’elles concernent l’histoire de l’esclavage, des flux migratoires, ou encore celle plus ancienne de l’homme moderne, les études génétiques sur les origines prolifèrent, et chaque semaine, la littérature scientifique livre sa récolte de découvertes venant modifier ou enrichir les récits déjà existants sur l’histoire des peuples et des nations.
Comme le Wellcome Trust à l’échelle du Royaume-Uni, la société deCODE Genetics en Islande est à l’origine d’une étude d’ampleur nationale sur l’origine des Islandais et sur leurs prédispositions génétiques aux maladies, dont les résultats ont fait l’objet d’une série d’articles dans la revue Nature Genetics, en mars. Le consortium Genographic, lancé en 2005 par la National Geographic Society, ambitionne quant à lui, de retracer les premiers flux migratoires de l’humanité en étudiant les peuples indigènes, installés depuis plusieurs siècles dans différentes régions du globe. Des dizaines d’études financées par le consortium Genographic ont ainsi été publiées dans des prestigieuses revues scientifiques comme Nature et Science ou encore PLoS One.
Une étude publiée en 2012 dans l’American Journal of Human Genetics par l’équipe de Lluis Quintana-Murci et soutenue par Genographic confirme ainsi que l’isolat linguistique formé par le peuple basque résulte d’une origine différente de celle dite indo-européenne, dont sont issus les autres Européens. Ils descendraient, selon cette étude, des premiers occupants de la région cantabrique, au mésolithique ou au paléolithique. Une autre étude menée par son équipe, et publiée en 2004 dans la même revue, sur l’origine des différents groupes ethniques composant le Pakistan, s’est portée sur le trafic d’esclaves à travers l’océan Indien. L’analyse de l’ADN mitochondrial transmis par la lignée maternelle contient des signatures attestant une origine africaine, dont est dépourvu le chromosome Y, transmis par la lignée paternelle. « Cela montre que ce sont les femmes qui ont été exportées comme esclaves au-delà de l’océan Indien, ce qui suggère qu’elles étaient utilisées comme concubines, ou comme domestiques », affirme Lluis Quintana-Murci.
Enfin, selon une autre étude impliquant également son équipe et publiée dans la revue Nature Communications en 2014, les peuples de chasseurs-cueilleurs auraient connu une expansion démographique avant l’arrivée de l’agriculture en Afrique saharienne il y a environ cinq mille ans, ébranlant ainsi le dogme selon lequel les explosions démographiques sont la conséquence de l’apparition de l’agriculture. L’étude, menée par une équipe pluridisciplinaire de généticiens, de linguistes et d’anthropologues, sur les relations entre les peuples bantous et les peuples pygmées du Gabon et du Cameroun a par ailleurs permis de faire concorder les hypothèses formulées par les généticiens avec celles formulées par les linguistes sur la fragmentation de ces langues. « C’est en collaborant ensemble qu’on essaie de s’approcher de ce qu’a pu être la réelle Histoire avec majuscule », commente prudemment Lluis Quitana-Murci, pour justifier l’intérêt d’une telle approche. « Ce qui m’intéresse dans ce genre d’études, c’est de comprendre une situation dans le détail, en travaillant aussi avec des musicologues et des linguistes. Si on veut comprendre la diversité génétique de l’homme, il faut bien aussi comprendre sa culture », renchérit Evelyne Heyer, du Museum national d’histoire naturelle de Paris, qui a également contribué à l’étude.
Cette approche est pourtant atypique chez les généticiens des populations, souvent critiqués pour leur croyance en leurs résultats et perçus comme arrogants par les spécialistes d’autres disciplines. « Les généticiens tiennent le haut du pavé. Ils se croient infaillibles et parfois ils passent sous silence, par ignorance mais aussi quelquefois délibérément, des données qui viennent d’autres disciplines », commente ainsi le paléontologue Jean-Jacques Hublin, du Max Planck Institute à Leipzig (Allemagne), spécialiste de l’origine et de l’évolution de l’homme de Néandertal, qui travaille étroitement avec des généticiens. « Je suis quand même étonné que les scénarios qui sont lancés dans Science ou Nature sont parfois un peu incohérents avec ce que l’on connaît par d’autres sources. Mais ça a la force de la science dure », poursuit-il, citant un scénario sur les vagues de peuplement par les Indos-Européens récemment émis par l’équipe de David Reich (Harvard Medical School), en dépit de la pauvreté de connaissances pouvant l’étayer. « Il y a une avalanche de données nouvelles qu’il faut intégrer tout en gardant une distance critique par rapport à la génétique et recouper avec les données de l’archéologie, de la paléontologie et de la linguistique », insiste t-il.
La controverse autour du gène EPAS1, impliqué dans le transport de l’oxygène et dont les variations interviennent dans l’adaptation à l’altitude, rend bien compte des difficultés rencontrées, lorsqu’il s’agit de faire concorder les données issues de sources variées pour comprendre l’histoire d’un peuple. Un variant de ce gène impliqué dans l’adaptation à l’altitude a été retrouvé chez 87 % des Tibétains, contre seulement 9 % des Hans, dont descendent les Chinois, selon une étude publiée dans la revue Science en 2010. Aidé d’un modèle mathématique, les auteurs de ces travaux ont daté la divergence entre les deux peuples à 2 750 ans avant J.-C. Or les études archéologiques font remonter à 5 000 ans avant J.-C. l’apparition des premiers villages néolithiques sur le plateau du Tibet. Révisant leur modèle, les auteurs de l’étude génétique ont finalement trouvé une date plus concordante avec les résultats de l’archéologie.
Incertitudes des modèles mathématiques
Etaient en cause les incertitudes des modèles mathématiques utilisés par les généticiens, le nombre restreint de personnes impliquées dans l’étude et le manque de fiabilité des méthodes de datation. L’horloge moléculaire sur laquelle s’appuient les généticiens se révèle en effet très approximative.
Elle prend en compte un taux estimé de mutations au sein du génome à chaque génération et la durée moyenne d’une génération humaine. Mais une étude publiée en 2012 et menée sur un père, une mère et leur enfant a montré que ces mutations s’accumulaient à un rythme beaucoup plus lent que ce que les généticiens avaient jusqu’alors estimé. Cela a conduit à la réévaluation de la date de divergence du gène EPAS1.
Dernier rebondissement, une série d’études génétiques plus récentes publiées dans la revue Molecular Biology and Evolution, et portant sur le génome de 6 109 Tibétains répartis dans 41 villages, suggère que cette ethnie aurait évolué à partir d’un peuple nomade, il y a 30 000 à 20 000 ans. Enfin, les archéologues s’accordent aussi sur l’existence d’un « corridor de l’Asie centrale », dont le Tibet serait au centre. Préfiguration de la Route de la soie, il aurait favorisé le brassage des populations.
Autre controverse sur fond idéologique, celle racontée par le journaliste Sylvain Cypel dans le numéro 29 de la revue XXI, sur l’origine des juifs. Dans un livre sévèrement critiqué par le généticien juif Richard Lewontin (Harvard) et intitulé Legacy : A Genetic History of Jewish People (Oxford University Press, 2012), le généticien Harry Oyster, du Albert Einstein College de l’université Yeshiva (New York), défend l’existence de signatures génétiques commune à l’ensemble des juifs, qu’ils soient ashkénazes, moyen-orientaux ou d’Afrique du Nord. Ces données génétiques démontreraient selon lui que les juifs descendent du peuple hébreu des récits bibliques et expliqueraient leur supériorité intellectuelle. Pourtant, l’analyse des mêmes régions du génome avec d’autres modèles informatiques, par d’autres généticiens, aboutit à des résultats très différents.
Ainsi, selon le généticien israélien Eran Elhaïk, de l’université de Sheffield (Royaume-Uni), les juifs ashkénazes seraient massivement originaires d’Asie caucasienne, et non du Proche-Orient.
Le refus des Amérindiens
De leur côté, les Amérindiens refusent de confier aveuglément leur ADN aux généticiens. Pour eux, l’histoire est plus inscrite dans les mythes que dans le génome, et l’arrivée, dans les années 1990, de généticiens cherchant à comprendre l’histoire du peuplement des Etats-Unis, n’a pas été sans heurts. D’autant que pour les Amérindiens, le souvenir des études scientifiques menées sur leurs crânes pour justifier leur infériorité et permettre aux colons de s’emparer de leurs terres, reste encore très vif. « Quand j’ai assisté aux premières études, j’ai remarqué que les généticiens employaient le même langage que les anciens colons lorsqu’ils souhaitaient civiliser les populations existantes en les christianisant », se rappelle ainsi l’anthropologue Kim Tallbear de l’université du Texas et auteure de Native American DNA : Tribal Belonging and the False Promise of Genetic Science (University of Minnesota Press, 2013), un livre dénonçant cette approche colonialiste. « Ils voyaient notre sang comme ils voyaient nos terres », poursuit cette Amérindienne arapaho. Depuis, les généticiens ont appris à collaborer avec les tribus, dans le respect de leur souveraineté. Celles-ci ont désormais un droit de regard sur les publications scientifiques dont elles font l’objet. Au Canada, une loi intitulée « DNA on loan » stipule l’appartenance de l’ADN aux tribus.
S’ils sont parfois conscients de la portée de leurs études, les généticiens semblent néanmoins embarrassés par les questions qu’elles soulèvent. « Lorsque je mène des études auprès des peuples indigènes, je m’adresse toujours à leurs dirigeants, et le temps de négociation est souvent très long. Mais ils marquent souvent leur reconnaissance en nous disant que grâce à nos études leur village figurera sur la carte du monde », raconte Evelyne Heyer. « Je pense qu’il est important de dire qu’il existe des différences, afin de valoriser la diversité. Ce n’est qu’en partageant nos différences qu’on peut mettre un petit grain de sable pour accepter la différence », insiste quant à lui, Lluis Quintana-Murci, qui se dit investi d’un rôle pédagogique, tout en réfutant la portée politique de ses propos. Jean-Jacques Hublin, en anthropologue, pose le problème sans détour : « Avec les études des origines, le problème, c’est le storytelling. Le mythe scientiste a remplacé les mythologies traditionnelles dans les sociétés industrialisées, en s’appuyant sur des données scientifiques, mais avec un fond mythologique », conclut-il.
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