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vendredi 20 mars 2015

Le grand divan médiatique

LE MONDE CULTURE ET IDEES | Par 

En même temps que celle de la gestation (GPA) pour autrui, l’année 2015 pourrait bien être celle d’une prolifération du discours psychanalytique dans les médias. Le débat législatif que la Belgique ouvre en ce moment autour de la légalisation de la pratique de GPA vient en tout cas de relancer la polémique à ce sujet. Car cette décision intervient après plusieurs avis de la Cour européenne des droits de l’homme demandant à la France, et tout récemment à l’Italie, de reconnaître des enfants nés de mères porteuses.




Dans sa levée attendue de boucliers contre cette situation nouvelle, La Manif pour tous a trouvé un allié plus ou moins involontaire chez des psychanalystes médiatiques. A la radio, à la télévision, dans les journaux, ils délivrent des avis très tranchés sur la question. Ainsi de Jean-Pierre Winter qui signale « un déni de grossesse cautionné par la société » et « un abandon d’enfant programmé », ou encore de Pierre Lévy-Soussan qui préfère parler de « rupture délibérée de ce que l’enfant a vécu pendant la grossesse ».

Depuis quelques mois, ces experts régulièrement convoqués pour éclairer lecteurs et auditeurs se déchaînent sur la GPA. Mais ce n’est que la partie la plus visible de l’iceberg. « On assiste à la montée en légitimité d’une parole psychanalytique qui manie la thématique de la boîte de Pandore et fournit de l’argumentaire à certaines parties de la société comme cette frange catholique qui s’inspire aujourd’hui plus de Freud que des écrits du Vatican », constate la sociologue Dominique Mehl.

La disparition des mots « père » et « mère » du code civil, le mariage pour tous, l’adoption par les couples homosexuels, la « théorie du genre », jusqu’à la diffusion dans les écoles du film Tomboy, récit d’une fille qui se rêve en garçon… La liste des sujets qui fâchent ces analystes fluctue au gré de l’actualité, avec une obsession pour ce qui risque de remettre en cause la famille traditionnelle et la complémentarité entre homme et femme. A commencer par l’homoparentalité, à propos de laquelle Jean-Pierre Winter s’est un peu emporté, expliquant que la légaliser « c’est tuer le père et la mère ». Coutumier de la rhétorique apocalyptique, il alertait déjà une dizaine d’années auparavant sur le risque que les couples homosexuels produisent des « enfants génétiquement modifiés ». Un registre qui sied aussi à Christian Flavigny : ce psychanalyste et pédopsychiatre n’a pas hésité, pour sa part, à affirmer que l’indifférenciation entre le père et la mère « dissipe (…) l’interdit de l’inceste », taxant du même coup les pouvoirs publics d’« apprentis sorciers ». En dehors des cabinets privés, la psychanalyse qui se présente au grand public est ainsi passée maître dans l’art de définir les contours d’une famille digne de ce nom et de prédire le destin des générations futures.

Que s’est-il donc passé pour que cette discipline a priori ouverte, censée se consacrer à l’écoute des individus et de leurs trajectoires intimes, se mette à tenir des discours si prescriptifs ? En France, c’est avec Françoise Dolto que la parole des psychanalystes a soudain quitté le divan pour faire irruption sur la scène publique. De 1976 à 1978, elle pénètre dans les foyers grâce aux ondes de France Inter pour défendre la cause de l’enfant. « Ce que je voudrais, c’est aider les parents à réfléchir à ce qu’ils pourraient faire », explique-t-elle à l’antenne. Chaque mercredi, elle donne des conseils de bon sens aux parents sur l’heure du coucher, la gestion des repas, le rôle des grands-mères…




« Dans la période de l’après-68, l’idée de l’individu capable de contrôler sa propre vie et l’engagement nouveau de la responsabilité personnelle appelle la collaboration de professionnels de la psyché à cette auto-construction », rappelle Dominique Mehl, qui évoque « une inflation des consultations plus seulement liées à des grosses pathologies identifiables mais à un mal-être existentiel ». Alors que les rôles paternel et maternel se cherchent et se remodèlent sous l’effet de la montée des mouvements féministes, les professionnels du psychisme sont invités à intervenir pour expliquer à l’opinion comment élever ses enfants et à quoi doit ressembler une famille.

Prêcher la bonne parole ou délivrer des remèdes sont des tentations qui ont donc existé bien avant les premiers débats sur l’homosexualité.Mais elles rebondissent à la fin des années 1990 à la faveur de la loi sur le pacte civil de solidarité (pacs), qui agite comme jamais la corporation des analystes. Lesquels livrent alors une véritable bataille dans la presse contre cette réforme.

« Si l’on veut comprendre les interventions d’aujourd’hui, il faut remonter à la bataille du pacs. Aux revendications d’égalité, certains opposent alors la vision transcendante d’un ordre symbolique qui échappe à l’histoire et à la politique, et qui serait donc au-dessus de la démocratie », se souvient le sociologue Eric Fassin, qui avait à l’époque pris position avec les juristes Daniel Borrillo et Marcela Iacub non seulement pour le vote de la loi, mais aussi pour aller « au-delà du pacs » – titre de leur livre paru aux Presses universitaires de France en 1999.


Totems et tabous


A ce moment-là, le cercle de leurs opposants psychanalystes considère que le rôle du droit est d’être un outil permettant de figer les valeurs universelles plutôt que de prendre en compte les évolutions de la société. Sauf qu’à la fin, ils ont doublement perdu la bataille juridique  : la loi sur le pacs a été votée en 1999, et quinze ans plus tard celle sur le mariage pour tous l’est à son tour. «  A l’époque, le consensus de gauche était conservateur. La situation a changé, désormais la gauche se veut sexuellement moderne. Un certain nombre de personnes ont tiré les leçons de cette défaite, mais d’autres n’ont pas renoncé  », poursuit Eric Fassin. Ceux-là se concentrent en toute logique sur la GPA, les autres combats ayant déjà été menés.

Face aux évolutions du droit et pour protester contre l’homoparentalité, certaines stars de la psy d’aujourd’hui brandissent totems et tabous. Alors que leurs confrères sociologues ou démographes se réfèrent à des données statistiques ou à des travaux menés auprès de groupes de population, eux interviennent dans les médias au nom de dogmes intouchables. Plutôt que de s’appuyer sur l’épreuve du réel et sur leur pratique clinique pour proposer des raisonnements a posteriori, ils en appellent à des principes universels. C’est d’ailleurs une différence de taille entre la France, où la tradition de l’intellectuel moraliste a laissé des traces, et un pays comme les Etats-Unis. Là-bas, quand des associations professionnelles de psychanalystes, psychiatres et psychologues se sont prononcées sur le mariage gay, elles l’ont fait en se fondant sur des enquêtes autour des enfants d’homosexuels plutôt que sur des arguments a priori.


« Des théories gravées dans le marbre »


«  Il y a aujourd’hui des théories gravées dans le marbre, des sujets dont on ne peut pas parler, des auteurs qu’on ne peut pas critiquer  », affirme Sébastien Dupont, psychologue et maître de conférences à l’université de Strasbourg. Et pour cause, selon lui  : « Loin des réalités de l’hôpital, certains psychanalystes ne rencontrent jamais de familles monoparentales de milieux défavorisés. 

Or plus la fenêtre sur le monde est petite, plus il est facile de dire des généralitéset de s’intéresser non pas aux familles telles qu’elles sont, mais telles qu’elles doivent être selon les théories psychanalytiques. »

Leur bible ? Le complexe d’Œdipe, avec sa triade symbolique, constitue l’alpha et l’oméga de cet arsenal théorique. Elaboré à une époque où la famille patriarcale était la référence unique, ce concept présuppose l’existence de deux figures d’identification autour desquelles s’ordonne la différence des sexes. « Le noyau fondateur de la psychanalyse en termes de paternité et de maternité, c’est l’idée que la mère serait “ombilicalement” liée à l’enfant, qui ne pourrait s’en sortir que si la séparation est assurée par un tiers : l’autre sexe, qui est aussi la loi », analyse Dominique Mehl.

Problème : cette théorie forgée par Freud dans la Vienne du XIXe siècle n’a pas été réactualisée. « Freud construit le complexe d’Œdipe à partir de la situation de la famille hétérosexuelle, car c’est ce qu’il a sous le nez. Alors certains défendent aujourd’hui une vision figée de la théorie. Ils considèrent que, dans une famille homosexuelle, ce complexe est tordu, en oubliant l’essentiel : que la fonction de l’Œdipe est avant tout de séparer l’enfant de la toute-puissance de ses parents pour qu’il puisse aimer ailleurs », avance la psychanalyste Sabine Prokhoris, qui reçoit dans son cabinet des hommes et des femmes homosexuels, parents pour certains d’entre eux, ainsi que des transsexuels qui « vont rarement chez le psy de peur d’être considérés comme des monstres ».Si bien que, pour elle, « il est légitime d’intervenir dans le débat public à condition de le faire à partir d’une expérience sur laquelle on essaie de réfléchir, sans préjugés, et non pas en fonction d’un dogme ».

Mais au-delà de l’Œdipe, l’influence théorique de nos experts médiatiques n’est plus à démontrer : quoique souvent plus puristes que leur maître, ce sont d’abord des enfants de Jacques Lacan. Notamment parce que c’est lui qui a contribué à façonner l’archétype du psychanalyste-intellectuel qui perdure au­jourd’hui : « Le lacanisme a eu ce rôle particulier d’intégrer à la psychanalyse du politique, du moral et du religieux, ce qui a fondé l’autorité publique de cette discipline qui ne possédait pas de département universitaire », explique ainsi le sociologue Samuel Lézé. Mais surtout parce que les prophéties contemporaines s’inspirent de l’autorité imprégnée de catholicisme de la pensée lacanienne : celle-ci a parfois assimilé le psychanalyste à une sorte de saint et la fin de l’analyse à un état proche de l’extase mystique, tandis que le père est présenté comme l’élément central de l’organisation du psychisme.


Le symptôme d’un monde en crise


« Sans vouloir tout lui mettre sur le dos, Lacan a quand même contribué à verrouiller toutes les théories familialistes autour de sa propre culture catholique. De plus, c’est lui qui acomparé la mère à un crocodile. Le rôle du père censé mettre un bâton dans sa gueule pour éviter qu’elle se referme sur l’enfant n’est jamais questionné  »,affirme Sébastien Dupont. Mais c’est un lacanisme vidé de ses ambivalences et privé de son côté énigmatique qui est livré au grand public. « S’il est un psychanalyste qui n’a pas voulu prendre la place de l’expert, c’est pourtant bien Lacan, nuance en effet Samuel Lézé. Même si par la suite, celui qui voulait déroger aux normes a fini par devenir un outil de propagation de la norme. »

Pourquoi ces grandes voix sont-elles celles qui portent le plus ? Est-ce parce qu’elles rencontrent un raidissement de l’opinion dans une société inquiète de ses propres transformations ? Ou bien témoignent-elles d’un problème plus profond inhérent aux évolutions de la psychanalyse ? Sans doute la réponse se situe-t-elle à l’intersection des deux. Si cette parole qui domine le paysage médiatique ne résume évidemment pas la diversité des pratiques ni des opinions, elle n’en reste pas moins le symptôme d’un monde en crise.

Les deux dernières librairies parisiennes spécialisées, Lipsy et Thierry Garnier, ont fait faillite il y a quelques années. Quant aux grandes maisons d’éditions, ­elles publient de moins en moins d’ouvrages faisant partie de ce champ. Et c’est toute une profession qui vit le contrecoup d’un âge d’or perdu qui aura marqué les années 1960-1980. Fini le temps de son prestige incontesté dans le champ de la santé mentale, fini l’essor démographique exceptionnel d’une communauté, passée en deux-trois décennies de quelques centaines de psychanalystes en titre à plusieurs milliers. « On assiste à une marginalisation intellectuelle des psychanalystes en France dans le débat sur les sciences humaines et sociales, avec une impression de fin qui n’en finit pas, affirme Pierre-Henri Castel, chercheur et psychanalyste. Ce contexte de fragilisation n’aide pas à la créativité dans un monde qui vit aujourd’hui du commentaire de Lacan et de Freud. Quand ils se retrouvent, nombre de psychanalystes communiquent sur des valeurs minimales et souvent très conservatrices. Ils sont sur une posture défensive. »


Le vieillissement de la profession


Autre explication d’un tel raidissement, le vieillissement de la profession. Cette préoccupation a d’ailleurs pris tellement d’ampleur que la Société psychanalytique de Paris a introduit un nouveau principe dans son code d’éthique. Il y est désormais stipulé que « le psychanalyste doit apprécier si son âge et son état de santé lui permettent de conduire raisonnablement un travail psychanalytique ». L’époque où certains, parmi les disciples les plus influents de Freud, n’avaient pas 35 ans, est bien loin. Aujourd’hui, l’âge est devenu un argument d’autorité. Et si ce facteur n’est pas déterminant, il participe sans doute des crispations que suscitent les soubresauts d’un monde contemporain en proie à des recompositions du couple et de la famille. « Avec l’embourgeoisement, le vieillissement fait partie des raisons qui expliquent ce climat de dénonciation de l’après-68 », assure Pierre-Henri Castel.

Mais ces postures crispées ne seraient-elles pas aussi une stratégie inconsciente ? Une manière de retourner le stigmate à son avantage ? En brandissant le spectre de la fin de l’espèce humaine et d’une mutation anthropologique, ils se font lanceurs d’alerte. Du coup, « leur côté conservateur pourrait presque passer pour une posture de résistance. Celui qui manie la rhétorique du marginal – parmi la communauté des intellectuels – est vu comme courageux et écouté par une audience large. Il a du succès car il met en forme une inquiétude collective », analyse Samuel Lézé.


La psychanalyse devrait se réformer de l’intérieur


D’autant que le discours de ces spécialistes de la dramaturgie a l’avantage d’être audible auprès d’un public en quête d’arguments d’autorité. Reste à savoir si tonitruer peut suffire pour survivre. Plutôt que de s’arrimer une fois pour toutes à des lignes intangibles, d’aucuns pensent, au contraire, que la psychanalyse devrait se réformer de l’intérieur pour se réinscrire dans son temps, se recentrer sur les tremblements des repères familiers, écouter ce trouble ou cette inquiétante étrangeté.

« La pratique clinique permet de penser le mouvement de la société et éclaire des situations qui nous sont révélées sous un nouveau jour. Dans un couple lesbien, par exemple, la femme qui n’est pas la mère de corps n’est pas non plus un père, c’est une mère autrement », décrit Sabine Prokhoris. Ces situations fournissent en outre à cette clinicienne la matière pour intervenir dans des contextes plus classiques, par exemple pour répondre aux angoisses et impasses de certaines femmes face à la maternité : « Je redonne du jeu et cela les libère par rapport à des injonctions inconscientes. Les rôles se réinventent, c’est aussi ça ne pas subir un destin. »


À LIRE 
« L’Insaisissable histoire de la psychanalyse », de Sabine Prokhoris (PUF, 2014). 
« L’Auto­­destruc­tion du mouvement psychanalytique », de Sébastien Dupont (Gallimard, 2014). 
« L’Autorité des psychanalystes », de Samuel Lézé (PUF, 2010). 
« Inversion de la question homosexuelle », d’Eric Fassin (Editions Amsterdam, 2008). 
« A quoi résiste la psychanalyse ? », de Pierre-Henri Castel (PUF, 2006). 
« La Bonne parole. Quand les psys plaident dans les médias », de Dominique Mehl (La Martinière, 2003).

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