« On l'a attrapé dans la forêt. Il vivait tout nu. Il se nourrissait de glands et de racines. Il ne savait pas parler. On l'a emmené à Paris pour en faire “un homme“. » Ainsi le Dr Jean-Marc Gaspard Itard commence son « Rapport sur l’éducation et les progrès de l’enfant sauvage de l’Aveyron » . Celui-ci avait été aperçu pour la première fois en 1797 dans une forêt du Tarn, mais fut seulement capturé deux ans plus tard après une battue. Conduit au village de Lacaune, il est confié à une veuve . Refusant toute autre nourriture que des végétaux crus, le sauvageon parvient au bout d’une semaine à fausser compagnie à la vieille femme.
Entièrement nu, voûté, les cheveux hirsutes et le corps parsemé de 25 cicatrices...
Reprenant son errance, il passe du Tarn dans l’Aveyron où il finit par être débusqué par trois chasseurs le 8 janvier 1800. Entièrement nu, voûté, les cheveux hirsutes et le corps parsemé de 25 cicatrices, l’enfant apeuré sort des bois pour aller se réfugier dans la maison du dénommé Vidal, teinturier à Saint-Sernin-sur-Rance. Au bout de trois jours, l’« enfant-loup », sourd, muet et marchant à quatre pattes est confié à un orphelinat de Sainte-Affrique avant d’être transféré le 4 février à Rodez. Le « sauvage » ne consent à manger que des pommes de terre et des châtaignes, qu'il hume avec circonspection avant de les engloutir.
L’abbé Pierre-Joseph Bonnaterre, professeur d’histoire naturelle à Rodez, commence à s’intéresser à l’enfant qu’il va recueillir et dont il observe les diverses cicatrices : « Tout son corps est couvert de cicatrices, dont la plupart paraissent avoir été produites par des brûlures (...) Lorsqu'il lève la tête, on aperçoit à l'extrémité supérieure et sur le milieu de la glotte, une suture transversale qui semble être la cicatrice d'une plaie faite avec un instrument tranchant. Est-ce qu'une main barbare, après avoir conduit cet enfant dans le désert, aurait dirigé sur lui un fer homicide, pour rendre sa perte plus sûre et plus complète ? »
D’enfant sauvage à bête curieuse...
Finalement, sur les ordres du ministre de l’Intérieur, Jean-Baptiste de Nompère de Champagny, l’enfant est conduit à Paris et remis à l'Institution impériale des Sourds-Muets dirigée par l’abbé Sicard. Une folle rumeur court même alors : cet enfant, c’est Louis XVII qui après s’être échappé de la prison du Temple a vécu terré dans les bois…. On ne parle plus que de l’enfant sauvage qui est même l’objet d’un vaudeville : « Le sauvage du département de l'Aveyron ou Il ne faut jurer de rien», un couplet faisant particulièrement la joie des spectateurs : « Sans bien connaître tous ces droits, Jamais on ne fut vraiment libre, Et notre ignorant dans les bois, Ne savait pas qu'il était libre, Or, comme il est bien arrêté, Que tout homme doit être libre, Exprès nous l'avons arrêté, Pour l'informer qu'il était libre».
Pendant ce temps, tout ce que la capitale compte de savants va commencer à élucubrer sur le cas de celui qu’on a affublé du nom de Joseph. Son retard mental est-il consécutif à son isolement ou est-ce parce qu’il est né handicapé mental qu’il a été abandonné dans les bois vers l’âge de deux ans.
Itard, disciple de Locke et Condillac
L’enfant apprivoisé par l’abbé Bonaterre, qui ne mord presque plus mais n’émet que des grondements en se balançant d’un pied sur l’autre, est ainsi présenté à Philippe Pinel, le précurseur de la psychiatrie moderne, qui le considère idiot et inapte à toute forme d’éducation. Toutefois, un officier de santé qui œuvre dans l’Institution dirigée par l’abbé Sicard, un certain Jean-Marc Gaspard Itard, n’est pas du tout de l’avis du prestigieux Pinel. Né à Oraison, dans l’actuel département des Basses-Alpes, Pitard n’a découvert sa vocation pour la médecine que sur le tard, d’abord attiré par la banque.
Mais la Révolution étant passée par là, Pitard, après avoir suivi des cours d’anatomie avec le baron Larrey, débute sa carrière de médecin au Val-de-Grâce où il reste jusqu’au 31 décembre 1800, date à laquelle l’abbé Sicard lui propose de devenir médecin-chef à l’Institut des sourds-muets. Le jeune médecin, qui s’apprête à passer sa thèse « Dissertation sur le pneumothorax ou les congestions gazeuses qui se forment dans la poitrine », accepte le pari, lui qui n’a jamais été confronté à ce genre de patients. C’est donc dans les locaux de l’institution de la rue Saint-Jacques qu’Itard va rencontrer l’enfant sauvage de l’Aveyron. Contrairement à l’abbé Sicard et à Pinel qui ont donc jugé son cas désespéré, Itard en bon disciple de Locke et Condillac, pense que l’esprit humain se forgeant en fonction du monde qu’il rencontre et qu’il est possible de stimuler l’intelligence de cet enfant et de le socialiser. Il demande donc à l’abbé Sicard qu’on lui confie celui qu’il va dorénavant appeler Victor, car l’enfant semble répondre parfaitement à la voyelle « O ».
Dans le premier rapport qu’il publie en 1801, Itard se montre très optimiste quand à son entreprise d’éloigner Victor de la sauvagerie. L’enfant est propre, manifeste de l’affection pour Itard et la gardienne qui s’occupe de lui, rit à gorge déployée quand il est heureux et pleure quand on l’a grondé. Il obéit même à des ordres simples…
De l’enthousiasme au doute
Mais, pendant les cinq années suivantes, l’enthousiasme d’Itard va aller décroissant, ne parvenant pas à développer chez l’enfant sa sensibilité et ses facultés de raisonnementet encore moins à le faire parler. Le médecin doute et s’interroge comme il l’écrit, en 1806, dans son « Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l'Aveyron, » : « Je reportai le bandeau sur les yeux, et les éclats de rire recommencèrent. Je m'attachai alors à l'intimider par mes manières, puisque je ne pouvais pas le contenir par mes regards. Je m'armai d'une des baguettes de tambour qui servait à nos expériences, et lui en donnai de petits coups sur les doigts lorsqu'il se trompa. Il prit cette correction pour une plaisanterie , et sa joie n'en fut que plus bruyante. Je crus devoir, pour le détromper, rendre la correction un peu plus sensible. Je fus compris, et ce ne fut pas sans un mélange de peine et de plaisir que je vis dans la physionomie assombrie de ce jeune homme combien le sentiment de l'injure l'emportait sur la douleur du coup. Des, pleurs sortirent de dessous son bandeau ; je me hâtai de l'enlever ; mais, soit embarras ou crainte, soit préoccupation profonde dessens intérieurs, quoique débarrassé de ce bandeau, il persista à tenir les yeux fermés. Je ne puis rendre l'expression douloureuse que donnaient à sa physionomie ses deux paupières ainsi rapprochées, à travers lesquelles s'échappaient de temps en temps quelques larmes. Oh! combien dans ce moment, comme dans beaucoup d'autres, prêt à renoncer à la tâche que je m'étais imposée, et regardant comme perdu le temps que j'y donnais, ai-je regretté d'avoir connu cet enfant, et condamné hautement la stérile et inhumaine curiosité des hommes qui, les premiers, l'arrachèrent à une vie innocente et heureuse ! ».
A son grand désespoir, Itard ne sera pas parvenu à transmettre grand-chose du monde des hommes à son protégé sinon à apprécier le vin et à verser des larmes.
Mort sans avoir jamais prononcé un seul mot
Victor, livré à lui-même, va rester jusqu’en 1811 à l’Institut des Sourds-Muets, son seul plaisir étant, semble-til, de regarder à travers les careaux ce qui’il avait perdu : les arbres : les feuilles, la lune, la pluie, l’orage ;le soleil… En 1811, Victor est confié à une certaine madame Guérin, qui vit dans les bâtisses délabrées d’un couvent abandonné, 54, impasse des Feuillantines. C’est là que Victor, oublié de tous, va mourir dix-sept ans plus tard en n’ayant jamais prononcé un seul mot de sa vie.
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