Par Gilles Bastin
Il est des livres qui semblent avoir été écrits pour les nuits sans sommeil. Dans celui-ci, Jonathan Crary – un brillant professeur de théorie et d’histoire de l’art moderne de l’Université Columbia à New York — déambule pas à pas, avec un style qui force l’admiration, de la technique à la littérature, du théâtre à la critique sociale, du cinéma à l’économie. A la recherche… du sommeil ou, pour le dire dans le style qui est le sien, des traces de sa « dévastation » dans ce qui est devenu, sous l’impulsion du capitalisme « 24/7 » (24 heures sur 24, 7 jours sur 7), « un monde désenchanté par l’éradication de ses ombres, de son obscurité et de ses temporalités alternatives ».
Un monde qui, comme nos appareils électroménagers, vit de façon continue en « mode veille », sans connaître le repos. Un monde où fut imaginé, pour les besoins de l’exploitation minière en Sibérie, un réseau de satellites redirigeant la lumière du soleil vers des villes qui en sont longuement privées à certaines saisons. Un monde de marchés financiers ouverts sans relâche, où se diffuse l’implacable clarté projetée par les systèmes de renseignement sur nos activités les plus secrètes. Un monde, encore, de psychotropes et autres techniques aptes à repousser les frontières naturelles du sommeil, sur le champ de bataille comme dans l’entreprise ou à Guantanamo.
Marx, le premier, l’avait pressenti : le capitalisme ne pouvait se développer sans briser au préalable les structures des sociétés rurales. Ceux qui l’ont porté, en éclairant leurs filatures la nuit et en réglementant le repos de leurs ouvriers, se sont dès lors attaqués à l’alternance du jour et de la nuit. Le sommeil était leur dernière frontière, « la seule barrière qui reste, la seule “condition naturelle” qui subsiste ».
Si l’on en croit Jonathan Crary – mais aussi l’Insee, pour qui cette « barrière » est effectivement repoussée chaque année un peu plus –, les progrès de la dévastation du sommeil ont été considérables depuis la fin du XVIIIe siècle ! Il faut s’en inquiéter pour la qualité des nuits de l’homme moderne. Mais le vrai sujet de 24/7 est ailleurs. L’émancipation humaine suppose que chacun puisse alterner entre l’exposition à la lumière crue de la scène publique, d’un côté, et le retrait dans le crépuscule de la vie intime, de l’autre. Car si la nuit est dévastée, que reste-t-il du jour ? Une « clarté frauduleuse » pour Crary, qui dénonce le rôle des médias dans la production d’interfaces continues, captant toute l’attention dont nous sommes encore capables. Nous vivons, pour l’auteur, amateur d’humour postmoderne, dans « un univers dont toutes les ampoules auraient été allumées sans plus aucun interrupteur pour les éteindre ».
SEUIL DE SOLLICITUDE
C’est finalement notre humanité qui est en jeu. Préserver le sommeil d’autrui, c’est en effet l’acte de sollicitude par excellence, un moment « d’oubli du mal », selon la formule de Roland Barthes. Pour Crary, « le sommeil représente la durabilité du social et[il est] en cela analogue à d’autres seuils sur lesquels la société pourrait s’accorder pour se défendre et se protéger elle-même. En tant qu’état le plus privé, le plus vulnérable et commun à tous, le sommeil dépend crucialement de la société pour se maintenir ». L’ingéniosité avec laquelle les espaces publics – à l’image des bancs que l’on y trouve – sont conçus pour empêcher le sommeil de ceux qui n’ont plus d’autre endroit où habiter indique bien le seuil très bas de sollicitude que nous avons atteint.
A l’évidence, ce livre paraîtra souvent glisser trop vite d’un sujet à l’autre et s’appuyer sur des matériaux plus souvent littéraires que scientifiques. Mais il a le grand mérite de renouveler profondément notre conception du sommeil et, par ricochet, de l’attention. Chez les défenseurs de la raison, comme chez les penseurs critiques qui ont souvent comparé l’aliénation à une forme de somnolence de masse, le sommeil s’oppose à la conscience. « La plupart des théories sociales dominantes exigent que les individus modernes vivent et agissent (…) dans des états dont on souligne à l’envi que tout les sépare du sommeil – des états de pleine autoconscience ». Pour Jonathan Crary, a contrario, l’attention forcée au monde n’est pas la solution mais bien le problème de nos sociétés.
Tous ceux qui rêvent encore que leurs nuits puissent être plus belles que les jours promis par le capitalisme moderne verront dans ce livre une immense consolation. Trouver l’interrupteur qui commande les néons de la société leur sera peut-être plus difficile…
24/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil (24 juillet. Late Capitalism and the Ends of Sleep), de Jonathan Crary, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Grégoire Chamayou, Zones, 140 p., 15 €.
Signalons aussi le livre collectif dirigé par Yves Citton dans lequel Jonathan Crary propose une réflexion très proche sur les « troubles de l’attention » : L’Economie de lʹattention. Nouvel horizon du capitalisme ? sous la direction d’Yves Citton, La Découverte, 320 p., 24 €.
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