Par Marion Rousset
« J’imaginerais plutôt mes livres comme des billes qui roulent. Vous les captez, vous les prenez, vous les relancez », déclarait Michel Foucault en 1975. Trente ans après sa disparition prématurée, le 25 juin 1984, beaucoup de lecteurs ont entendu le message. Cette figure majeure de la pensée leur fournit en effet des clés plus utiles que jamais pour appréhender les défis du XXIe siècle : la marchandisation du vivant, l’évaluation dans le travail ou à l’école, le développement des luttes d’usagers, le traitement des Roms…
Si son œuvre est toujours vivante, c’est grâce à la multitude d’usages auxquels ont donné lieu ses interventions, des favelas du Brésil aux universités américaines, de la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud aux écoles d’architecture, des mouvements sociaux aux scènes de théâtre. Utilisés par des chercheurs, ses concepts portent bien au-delà du monde universitaire : on en trouve la trace dans le travail de médecins, de formateurs, d’artistes et autres acteurs. Ils héritent des psychiatres et des sociologues qui s’étaient inspirés, du temps où l’auteur était en vie, de l’Histoire de la folie.
Cet ouvrage, issu de sa thèse de doctorat en philosophie, porte sur l’enfermement des fous à la fin de l’âge classique. Il participe d’une œuvre aux objets mouvants, qui s’intéresse tour à tour à l’institution médicale (Naissance de la clinique), la prison (Surveiller et punir), la sexualité (La Volonté de savoir), les discours (L’Archéologie du savoir), les sciences humaines (Les Mots et les Choses)…
Après avoir analysé les dispositifs de pouvoir qui hiérarchisent les corps et les comportements, instituant un partage entre le normal et l’anormal, Michel Foucault se penchera, vers la fin de sa vie, sur un problème éthique : comment l’individu, durant l’Antiquité, se constitue comme sujet (Le Souci de soi). Mais son œuvre polymorphe ne se compose pas seulement d’essais. Elle est aussi faite de cours, de conférences, d’entretiens et d’articles. La diversité de ce travail philosophique est d’ailleurs tombée sous le feu des critiques. « Comme si non seulement les changements de champ d’intérêt et d’outillage conceptuel, mais également un rapport complexe tout à la fois avec la philosophie universitaire et avec certaines formes d’engagement direct et de militantisme empêchaient une fois pour toutes d’accorder au parcours foucaldien la dignité d’une pensée », écrit la philosophe Judith Revel dans Foucault. Une pensée du discontinu (Mille et une nuits, 2010).
DES ÉMULES À L’ÉTRANGER
Longtemps, la légitimité de Foucault n’a pas été reconnue en France. Dans les années qui suivent sa mort, son œuvre fait des émules à l’étranger, donnant lieu à une profusion de travaux, dans le monde anglo-saxon notamment. Dans l’Hexagone, en revanche, elle reste plombée par le refoulement de la « pensée 68 ». « Comme Gilles Deleuze ou Jacques Derrida, Foucault a fait l’objet d’un rejet en France, ou du moins d'une occultation, pendant les années 1980 et un peu au-delà, explique le philosophe Michel Feher. C’est le moment où la sphère publique, sous prétexte de célébrer les droits de l’homme, est baignée par l’eau tiède d’un libéralisme et d’un républicanisme aussi rassurants que peu inventifs. »
Pendant cette parenthèse, il inspire des mouvements de lutte contre le VIH. Aides, d’abord : créée par son ancien compagnon, Daniel Defert, en 1984, l’association est étroitement liée au deuil du philosophe. Quelques années plus tard, Act Up met en pratique la définition foucaldienne de la lutte comme prise de parole de ceux qui ne l’ont pas, en offrant une tribune et un espace de visibilité aux séropositifs.
Foucault, toutefois, ne sortira vraiment de l’ombre qu'au milieu des années 1990. Didier Eribon, qui publie une première biographie du philosophe en 1989, jouera un rôle dans le retour du penseur sur la scène intellectuelle en organisant, à l’orée du XXIe siècle, un colloque au Centre Georges-Pompidou consacré à « L’infréquentable Michel Foucault ». Aujourd’hui, la « Foucaultmania » a définitivement gagné la France. Elle profite d’une actualité éditoriale sans cesse alimentée par les rééditions de ses essais chez Gallimard : 1,3 million de ventes toutes collections confondues.
Au rayon sciences humaines, Histoire de la folie à l’âge classique fait figure de best-seller avec plus de 200 000 exemplaires vendus pour la seule collection « Tel ». Mais c’est le format poche de Surveiller et punir qui connaît la plus belle progression depuis octobre 2013 – 4 400 exemplaires supplémentaires. Quant aux inédits, le fonds est inépuisable : la publication posthume des cours de Foucault au Collège de France doit s’achever en mai 2015, avec la parution de Théories et institutions pénales, mais l’exploitation future des archives déposées à la BNF ouvre de nouvelles perspectives.
Acquis à l’automne 2013 pour 3,8 millions d’euros, les 37 000 feuillets rassemblés dans 120 boîtes et conservés dans son appartement de la rue de Vaugirard ne devraient être consultables qu’à l’automne prochain. Leur classement n’est pas encore terminé que, déjà, une petite dizaine d’initiés travaillant sur deux volumes de La Pléiade en préparation ont pu y jeter un œil. Intégrer cette édition prestigieuse est un signe de consécration.
« IL EST DEVENU UNE RÉFÉRENCE »
Dans le monde académique également, Foucault a trouvé sa place. Il fait, de nos jours, l’objet d’une exégèse savante dont le spécialiste Michel Sénellart, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, est l’un des représentants. Depuis dix ans, de plus en plus de jeunes chercheurs lui consacrent des thèses. Frédéric Gros, professeur de philosophie politique à l’université Paris-XII, a lancé le mouvement en 1995, avec son doctorat sur la théorie de la connaissance et l’histoire des savoirs dans l’œuvre foucaldienne. Depuis, « Foucault est devenu une référence académique, constate le philosophe Mathieu Potte-Bonneville. Il est légitime aujourd’hui de faire des thèses ou des masters sur lui. La philosophie s’est acclimatée à sa pensée, il est accueilli comme un auteur. »
Il suffit de taper son nom sur le site Theses.fr pour constater, depuis 2004, une prolifération de mémoires portant sur son rapport au christianisme, à la psychiatrie, à l’art contemporain, à l’histoire, au corps, à l’éthique, à la résistance, à la vie, au pouvoir, à la vérité. Selon l’Institute of Scientific Information de l’agence Thomson Reuters, qui indexe les citations recensées dans les revues académiques, Foucault compte, avec Pierre Bourdieu, parmi les auteurs contemporains en sciences humaines les plus cités au monde. « La réception de ses travaux reste principalement philosophique en France, estime l’historien des idées François Cusset. Aux Etats-Unis, on prélève des bouts de texte pour en faire des opérations sociales, politiques, existentielles. Et on se demande ce que cela veut dire de lire Foucault quand on est noir, homosexuel, travailleur social. Cette question du lecteur est absente ici. »
Mais l’omniprésence de cette œuvre tient avant tout à sa capacité à voyager dans l’espace et le temps. « Insensiblement, nous sommes passés d’un travail sur auteur à un travail avec auteur, affirme le philosophe Guillaume Le Blanc en avant-propos d’un livre collectif, Usages de Foucault (2014) : « La question qui est la nôtre aujourd’hui est bien : quel usage pouvons-nous faire de l’auteur que nous lisons ? A quoi nous est-il utile ? Non pas : que dit-il ? Mais bien plutôt : que nous dit-il ? Que faire avec lui ? » Ou comment se saisir de l’invitation lancée à la postérité par Foucault lui-même, qui parlait de ses théories comme de « boîtes à outils ». Une comparaison désormais célèbre, empruntée à Gilles Deleuze dans un entretien sur « Les intellectuels et le pouvoir », publié dans Dits et écrits en 1972, qui en côtoie d’autres moins connues : « explosif efficace comme une bombe et joli comme un feu d’artifice », « arme », « ustensile »,« instrument dont d’autres pourront se servir »…
En filigrane, l’idée d’une œuvre désacralisée, non close sur elle-même, et celle d’un auteur qui aide à penser les métamorphoses du monde. Ainsi, aujourd’hui, nombreux sont les chercheurs qui l’utilisent pour appréhender les évolutions du néolibéralisme. En 1979, quelques semaines avant que Margaret Thatcher soit élue au poste de premier ministre au Royaume-Uni, Michel Foucault donne un cours dans lequel il expose que le néolibéralisme veut faire de l’entreprise un nouveau modèle de société. Contrairement à une idée reçue, ce n’est donc pas le laissez-faire qui caractérise ce mode de gouvernement.
ENTREPRISE ET CONCURRENCE
A l’époque, les indices qui permettent de l’affirmer sont encore rares. Mais, dans les années 2000, les discours du Medef confortent les intuitions de Michel Foucault. Ils offrent l’occasion aux auteurs de La Nouvelle Raison du monde, Christian Laval et Pierre Dardot, de montrer que l’Etat et la société (école, université, hôpital…) sont désormais soumis aux normes de l’entreprise et de la concurrence.
Les analyses foucaldiennes du néolibéralisme nourrissent bien d’autres auteurs contemporains, tels Wendy Brown, Geoffroy de Lagasnerie ou Michel Feher. « L’essor des marchés financiers,précise ce dernier, a engendré des individus moins disposés à faire de leur vie une affaire profitable dans la durée que préoccupés de se rendre appréciables à chaque instant aux yeux des prêteurs et des employeurs. Si Michel Foucault ne pouvait évidemment pas prévoir une pareille évolution, il est possible d'en rendre compte en actualisant son enquête. »
Dans les sciences du vivant, les innovations des dernières décennies – clonage, tests ADN, utilisation de médicaments pour contrôler le corps – fournissent une autre actualité aux théories de Foucault, et notamment à son concept de « biopolitique ». Ce néologisme désigne un pouvoir qui s’est transformé entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, et qui s’exerce sur les vies et les corps.
Alors que le souverain, autrefois, laissait vivre et faisait mourir, le pouvoir, aujourd’hui, laisse mourir et fait vivre. Avec lui, l’hygiène, la santé, la sexualité, l’alimentation, la natalité deviennent donc des enjeux politiques. « Cette notion possède une richesse conceptuelle qui permet de comprendre le nouveau pouvoir bio-économique contemporain, avance François Cusset. Celui-ci prend les corps en charge, les mesure, les transforme, et les rend normativement désirables par le biais de la sexologie et des médias. La pertinence des échappées de Foucault sur les rapports nouveaux entre le pouvoir et la vie incite à avoir de ses travaux un libre rapport d'usage, de mise en œuvre, de prolongement de son travail sur des objets qu'il n'avait pas pu prévoir. »
Autres objets imprévus : les études de genre, qui, elles aussi, lui empruntent beaucoup. Le livre-phare de l’Américaine Judith Butler, Trouble dans le genre (La Découverte, 2006) déconstruit l’idée qu’il existerait un « vrai » sexe (masculin ou féminin) auquel on serait naturellement assigné. L’argument prend appui sur la thèse foucaldienne selon laquelle l’identité sexuelle ne préexiste pas à la loi : elle se constitue dans le rapport de pouvoir. Dans Critique de la raison nègre (La Découverte, 2013), Achille Mbembe, penseur d’origine camerounaise et professeur en Afrique du Sud, convoque quant à lui Foucault pour expliquer les ressorts institutionnels du racisme, cette « part de l’humain chez l’Autre violée, voilée ou occultée ».
UN RAPPORT DE PRODUCTION/DESTRUCTION
« Dans son étude sur La Naissance de la biopolitique, Foucault fait valoir qu’à l’origine le libéralisme “implique en son cœur un rapport de production/destruction [avec] la liberté”. Il oublie de préciser qu’historiquement l’esclavage des Nègres représente le point culminant de cette destruction de la liberté », écrit Mbembe. Foucault inspire aussi toute une réflexion autour de l’existence d’une « politique municipale de la race » dans un livre à plusieurs mains, paru en février, Roms & riverains (La Fabrique), présenté par Eric Fassin. Le sociologue s’appuie sur la notion de biopouvoir pour mettre en lumière une de ses modalités néolibérales : ne pas laisser vivre ceux dont la vie est jugée sans valeur, sans pour autant les faire mourir.
Signalons enfin les résonances non « scientifiques » d’une pensée en actes, dont on peut percevoir un héritage dans les mouvements de chômeurs et de précaires qui investissent les guichets d’aide sociale, les luttes des malades du sida comme celle des utilisateurs de drogue. Autant d’expériences qui prolongent l’initiative du Groupe d’information sur les prisons (GIP), cofondé par Michel Foucault, dont l’ambition était de donner la parole aux détenus.
« Michel Foucault est sans doute le seul qui ne se répète jamais », affirme le philosophe Mathieu Potte-Bonneville. C’est parce qu’elle est ouverte que son œuvre autorise des appropriations si diverses. Surveiller et punir est devenu la référence des formateurs de l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP). Ce livre est utilisé dans les stages qui s’adressent à tous les personnels, du gardien au directeur, afin de les équiper face à l’adversité en leur offrant des outils théoriques pour résister aux effets de l’organisation carcérale. Mais ce n’est pas tout. Il inspire également les travaux sur le management. Le système architectural du panoptique inventé par Jeremy Bentham pour surveiller les prisonniers qui y est décrit sert ainsi de modèle aux techniques de gestion destinées à contrôler les individus.
Dernier exemple : en 2000, dans la revue Le Débat, François Ewald, ancien assistant de Foucault au Collège de France, injecte des idées de son maître dans un texte intitulé « Les noces du risque et de la politique », qu’il signe avec l’ancien vice-président du Medef, Denis Kessler. Il y célèbre un libéralisme assurantiel fondé sur l’apologie du risque individuel : l’individu responsable est présenté comme celui qui sait gérer ses risques. Cette plaidoirie s’inspire du concept de « gouvernement de soi » qui occupe Foucault à la fin de sa vie : l’idée que les sujets, chez les Grecs anciens, étaient appelés à se gouverner eux-mêmes, à prendre en charge leur propre existence.
L’œuvre foucaldienne donne donc lieu à des reprises néolibérales qui, à force d’en dévoyer la portée subversive, peuvent déboucher sur des contre-sens. D’où la question impertinente que pose le philosophe Alain Brossat dans sa contribution au livre collectifMichel Foucault. Un héritage critique, paru au printemps : « Boîte à outils ou supermarché aux idées ? », titre-t-il. « Le moins que l’on puisse dire est que la première partie de l’invitation lancée par Foucault à ses contemporains et à la postérité (“Entrez et servez-vous !”) a été largement honorée. (…)Mais de là à conclure que ces emprunts et le travail de redistribution de ces outils se destinent à mettre à mal les “systèmes de pouvoir”… c’est une autre affaire. »
N’est-ce pas au fond le propre de toute pensée vivante que de servir d’autres récits que les siens ? « Certaines pensées imposent leur mode d’emploi, d’autres non. Bourdieu, on ne lui fait pas dire ce qu’il n’a pas dit », précise Eric Fassin. Le sociologue, en effet, a proposé des grilles de lecture précises des faits sociaux, là où la réflexion de Foucault est au contraire marquée par une variation incessante d’objets et de méthodes. Rétive aux étiquettes, elle enjambe les cloisonnements traditionnels : la théorie se mêle à la pratique, la philosophie à l’histoire, le passé au présent. C’est ce qui la rend si féconde.
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