Peu connu en France aujourd'hui, le psychanalyste anglais John Bowlby (1907-1990) est pourtant célèbre dans le monde entier pour avoir inventé des notions devenues si populaires qu'on a oublié d'où elles venaient : attachement, séparation, résilience, privation, perte, carence de soins maternels, lien affectif, détresse, conflit, ambivalence, etc.
Autrement dit, quand on expose à la télévision ou dans la presse à grande diffusion des histoires d'enfants heureux ou malheureux, nourris au sein ou au biberon, mis à la crèche, placés en nourrice ou admis à l'école, soignés à l'hôpital avec ou sans leurs jouets, élevés en alternance par une mère ou un père, traités comme des objets par des adultes pervers, moqués par un entourage haineux, infériorisés, délaissés, on fait du Bowlby sans le savoir. Celui-ci eut en effet le génie de traiter tous les aspects de la vie infantile en donnant un contenu clinique et conceptuel à des mots tirés du vocabulaire courant.
Et c'est pourquoi la parution de sept conférences, prononcées entre 1956 et 1976, est un événement susceptible d'éclairer le public sur des termes couramment employés mais souvent édulcorés à force de vulgarisation. Bowlby livre ici un condensé de ce que fut son approche clinique pendant quarante ans (1940-1980), notamment en tant que directeur de la prestigieuse Tavistock Clinic de Londres, modèle de toutes les expériences menées depuis 1920 auprès de l'enfance : enfants abandonnés, violents, perturbateurs, battus, séparés, maltraités ou simplement névrosés.
Au fil des pages, il prend à rebours les idées préconçues de son époque, soulignant par exemple que le conflit, l'angoisse, l'ambivalence, les pleurs, les émotions sont nécessaires à toute forme d'humanisation, beaucoup plus que le calme plat du silence, de la norme et de la soumission apparente ; ou encore que le sourire des bébés sert autant à captiver le parent qu'à contribuer à la survie de l'espèce humaine, que la voix ou le regard doivent accompagner le nourrissage, que la confiance en soi est une donnée fondamentale de la socialisation, que les enfants peuvent être aussi endeuillés ou violents que les adultes. Toutes choses aujourd'hui intégrées à l'éducation des tout-petits.
« SOCLE DE SECURITE »
Issu de la grande bourgeoisie, Bowlby étudia d'abord la psychologie et les sciences naturelles à Cambridge avant de s'orienter vers la psychanalyse après une formation sur le divan de Joan Rivière. Contrairement à ses collègues, il accordait une importance aussi grande au psychisme qu'à l'environnement, à l'éducation et à la continuité entre le monde animal et le monde humain. De là découlait son intérêt pour l'évolutionnisme et les travaux du zoologiste Konrad Lorenz (1903-1989) sur le phénomène de l'empreinte constaté chez les oisillons qui s'attachent au premier objet mobile présent à leur naissance.
Comme Freud, Bowlby aimait les animaux et les enfants. Mais il relativisait l'importance des pulsions en considérant que le bébé est avant tout « un être de relation ». Pour devenir autonome, il doit s'attacher à une mère (ou à un substitut maternel), seule manière pour lui de construire un « socle de sécurité ». Bowlby envisageait l'attachement comme un processus qui se répète au fil de la vie et permet à l'organisme de s'adapter aux situations les plus dangereuses (résilience).
LA PETITE ENFANCE DE DARWIN
En 1950, Bowlby devint consultant pour l'ONU, où ses thèses jouèrent un rôle considérable dans l'adoption d'une charte mondiale en faveur des droits de l'enfant. Un an plus tard, il publia son rapport, Maternal Care and Mental Health, dans lequel il montrait que la relation affective constante avec la mère est une donnée fondamentale de la santé psychique de l'enfant. Pour la France, c'est à Jenny Aubry puis à Myriam David que l'on doit l'introduction, entre 1950 et 1960, des thèses de Bowlby. A la fin de sa vie, Bowlby rédigea une biographie de Darwin dans laquelle il étudiait la petite enfance de son héros, ses maladies, ses doutes, ses dépressions. Il la dédia à ses enfants.
Dans la préface à ces conférences, rédigée en 2004, Sir Richard Bowlby, son fils, semble lui répondre. Il fait remarquer à juste titre que son père n'avait pas réalisé, à l'âge de 80 ans, combien les pères pouvaient incarner une figure de l'attachement. Il rappelle aussi que le psychanalyste avait souffert, à l'âge de 4 ans, de la rupture d'un lien primordial lorsque sa nourrice avait quitté la famille. John Bowlby, amoureux de l'amour des mères pour les enfants, ne se sentait pas propriétaire de la théorie de l'attachement et disait volontiers que, quand une théorie ne colle pas avec de nouvelles données observées, il faut la changer. C'est donc par fidélité à ce père que le fils a choisi, dans le titre pour ces conférences, de renoncer au mot « attachement », trop restrictif, trop galvaudé, trop « maternalisant » à ses yeux. Il a préféré : Amour et rupture. Destins du lien affectif. On ne fait pas mieux.
Amour et rupture. Les destins du lien affectif, de John Bowlby, (The Making and Breaking of Affectional Bonds), traduit de l’anglais par Yvane Wiart, Albin Michel, «Sciences humaines », 265 p., 23,90 €.
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