"UNE HISTOIRE DE L’EMPATHIE" DE J HOCHMANN APPORTE L’ESPOIR QUI MANQUE A LA PSYCHIATRIE
11 septembre 2012 Par guy Baillon
Ce livre paru chez Odile Jacob en mai survient à point, car en cet automne 2012 la psychiatrie paraît pétrifiée, comme si elle n’était pas libérée après la gifle qu’a reçu son persécuteur lors de l’élection présidentielle. La psychiatrie serait-elle encore sous l’effet de la violence de ce que celui-ci lui a légué : une stigmatisation extrême de la folie, le mépris du malade et la dévalorisation des soins psychiques réalisés en France ?
Pourtant rien ne devrait plus empêcher la psychiatrie de secouer ce joug, de reconstruire dans la Cité sa fonction d’accueil pour les souffrances psychiques les plus graves.
Cette inertie signifie-t-elle qu’en réalité Nicolas Sarkozy n’avait fait que mettre en acte ce qu’une certaine pratique a déjà réalisé depuis une dizaine d’années : ne plus avoir à penser la folie, réduire les troubles psychiques à des données internes à la personne, et ainsi annuler les progrès faits depuis les années 60 par la psychiatrie de secteur ? Les psychiatres voudraient-ils se cantonner à n’être que des gardiens de l’ordre, ne recevoir que les personnes qui troublent cet ordre, ne chercher que leur propre réussite de carrière, tournant le dos à cette politique de secteur, promesse d’une société solidaire ?
Nous avons assez d’exemples pour comprendre que les grands changements politiques dans une société moderne ne peuvent venir d’en haut. Nous ne pouvons nous satisfaire de nous apitoyer. Les grands changements ne peuvent venir que des citoyens qui en permettent l’avènement. Pour la psychiatrie c’est évident. Ce sont bien les soignants qui sont au centre des découvertes faites et qui savent comment les exploiter et en susciter de nouvelles.
La psychiatrie de secteur en est un excellent exemple : avec sa mobilisation concrète de l’environnement humain de chaque malade et le désir qui nait dans cet environnement d’accompagner les soins, puis de lui en faire prendre le relais avec attention. Cette politique donne un ‘cadre’ au soin, et ce cadre va permettre d’en dresser l’histoire, car c’est grâce à la continuité du soin par une même équipe que se construit l’histoire du patient et de sa famille, celle de son équipe soignante, ceux-ci se référent alors à celle de sa Cité et s’y intégrent.
A distance de cet affrontement autour de la politique et de la psychiatrie, Jacques Hochmann nous invite sur le champ de la pratique et ce qui la fonde. Et là il nous fait le grand cadeau de nous apporter un espoir profond, un espoir qui devrait mobiliser tous les témoins de cette psychiatrie grâce au voyage éblouissant qu’il nous fait faire dans ce domaine que nous croyons connaître et qui nous paraît inerte ; il nous montre sa richesse, son dynamisme, se servant pour cela de la plus frêle embarcation que nous connaissons, fort utilisée aujourd’hui et parfois n’importe comment alors qu’elle ne date que de 1960, : « l’empathie ».
Après avoir évoqué avec pudeur son parcours personnel fort utile pour situer sa démarche très engagée dans la pratique psychiatrique jusqu’à son combat contre l’énigme la plus forte, celle de l’autisme, Jacques Hochmann nous fait vivre l’histoire de cette ‘attitude de pensée’ fondamentale en psychiatrie : il nous fait remonter jusqu’à Aristote et sa définition de l’homme cet animal social, puis à partir du 18ème siècle, grâce à son talent de conteur (déjà apprécié dans son « Histoire de l’autisme », Odile Jacob, 2009) nous fait traverser de nombreux domaines, et faire connaissance avec les auteurs les plus éminents parmi ceux qui ont participé à l’élaboration progressive de cette idée d’empathie : les domaines divers de « la philosophie, la psychologie, la psychanalyse, la psychiatrie, la sociologie, l’évolutionnisme, le cognitivisme, les neuro-sciences » en allant de David Hume et Kant à Freud et Winnicott, Bion … (voir note)
Pour aborder enfin l’empathie qui répond à la question ‘qu’est-ce que l’autre ?’, il nous faut rencontrer la sympathie qui nous fait éprouver la souffrance et les émotions de l’autre, la compassion comme extrême de la sympathie, la fusion, la contagion affective, la pitié, la condoléance, l’identification, l’intuition, l’intersubjectivisme, …
L’aspect fastidieux d’une telle liste disparaît grâce à l’art de J Hochmann qui nous invite à ce parcours comme dans un roman policier. Ce livre devient alors une découverte passionnante.
Ajoutons que son écriture est très claire alors que les thèmes sont complexes, et que le fil conducteur est habilement dressé entre chaque étape ; chacun des 10 chapitres est accompagné d’une bibliographie considérable, précise, permettant d’approfondir chaque étape de sa réflexion, chaque auteur.
Nous constatons que la définition de l’empathie est très variable d’une époque à l’autre. Très utilisée actuellement mais aussi très maltraitée par ceux qui veulent la réduire à une manipulation de l’autre ; nous la découvrons d’abord comme différente de la sympathie qui est souffrir avec l’autre, l’empathie serait une démarche intellectuelle cherchant à nous mettre à la place de l’autre pour le comprendre. Nous comprenons que cette définition, non acquise au départ, en constante évolution, est bien présente en psychiatrie tant dans le mouvement qui permet de désigner le trouble, que dans la recherche de l’attitude la plus à même d’apprendre à comprendre la personne qui souffre pour pouvoir la soigner. Jacques Hochmann nous aide à apprécier comment cette construction s’est faite progressivement et parfois par des apports si distants les uns des autres que nous n’aurions su les découvrir seul.
Nous découvrons qu’avec ce mot nous sommes au centre de la psychiatrie et que nous abordons un de ses outils essentiels : n’est-il pas primordial de comprendre avant de soigner ? Mais comment comprendre, comment éviter de manipuler, comment refuser de prendre le pouvoir sur l’autre, si vulnérable ?
Comme tout auteur de roman policier, J Hochmann ne nous livre la clé de cette énigme qu’à la fin de son livre, si bien que nous l’accompagnons avec intérêt tout au long de cette découverte ; je ne saurai donc vous la dévoiler ici.
Mais contrairement à un roman policier tout n’est pas fini lorsque se résout l’énigme, au contraire nous percevons qu’ainsi stimulés nous avons envie de faire une relecture de la psychiatrie à la lueur de ce concept, chaque étape nous parait à approfondir pour mieux apprécier, non les errances diverses, mais les richesses accumulées.
Enfin au lieu de la conclusion qui termine classiquement une réflexion ardue et nous laisse épuisés, nous gardons en fermant le livre une très forte impression d’ouverture sur tout le champ de la psychiatrie. Mille questions nous viennent sur son devenir, notre curiosité se réveille, de nombreuses pistes se dessinent.
C’est exactement ce dont nous avons besoin après la violence de la stigmatisation du Président de la République précédent, un clin d’œil en plus : ce livre est paru au moment de l’élection de son successeur, n’est-ce pas le signe clair d’un changement nécessaire ?
Comprendre l’empathie pourrait développer l’intérêt repris à se mobiliser autour de la politique de secteur et qui inciterait les soignants à affirmer que leur travail ne peut se développer qu’en précisant sur quelle référence philosophique ils s’appuient : Est-ce parce qu’ils se disent au service l’Etat et de lui seul, ou est-ce qu’ils se savent d’abord au service de l’homme, mais de l’homme en société, maillon d’une humanité qui se continue ? C’est aussi cet intérêt qui pourrait les amener à préciser sur quelle conception de l’homme ils s’appuient, celle de l’homme morcelé dans ses fonctions, ses organes, ses gènes, ou celle de l’homme dans sa globalité avec son corps, son esprit et son lien-à-l’autre.
Il semble évident qu’à cette lecture chacun peut s’enrichir, et pourra chercher à revisiter et refonder toutes ses ‘certitudes’, à accepter de remettre en cause théories et pratiques. Ne paraît-il pas que, comme l’empathie, la psychiatrie peut et doit se renouveler sans cesse, et ceci sans se détruire ni se perdre, même si tel ou tel aspect mérite d’être remis en cause.
La psychiatrie comme l’empathie ne sont-elles des processus, en perpétuelle évolution ?
Jacques Hochmann en multiplie les preuves et en précise certaines étapes : autant dans le parcours philosophique, où il montre l’importance centrale de la phénoménologie (son application a été au cœur de l’évolution de la psychiatrie française en cette fin du 20ème siècle) ; dans la psychanalyse qui après s’être limitée à la seule vie intérieure du sujet, a su franchir le pas du travail nécessaire à faire sur le lien à l’autre ; dans les neurosciences qui ont écarté le behaviorisme, et ses applications comme l’ABA, faute d’appuis scientifiques ; les études des gènes ont démontré la réalité d’une transmission dans les maladies graves comme l’autisme, mais cette transmission est en fait éclatée par la multiplicité des facteurs en cause ce qui confirme la dimension plurifactorielle de ses origines ; les découvertes sur la plasticité cérébrale ont fait faire un saut inouï en montrant que pouvait être dépassé le débat inné/acquis puisque chaque ‘expérience de vie’ inscrit de nouvelles voies dans notre cerveau et intègre donc l’apport de l’environnement à celui des gènes. Le tout rapprochant les deux démarches autrefois opposées psychodynamiques et neurobiologiques met un terme à ces polémiques vaines qui ont trop longtemps ralenti son évolution. En fait nous reprenons ici espoir dans cette évolution.
Au total nous sommes émerveillés de l’histoire de ce qui nous a précédé en psychiatrie, mais nous recevons en retour dans cette réflexion de Jacques Hochmann un message fait d’exigence, de rigueur, nous indiquant que seul ce travail d’approfondissement qui doit être le nôtre peut nous permettre d’espérer. L’avenir de la psychiatrie à ce compte ne peut être qu’enthousiasmant.
Quelques pistes de réflexion qui me sont plus personnelles : à propos des patients une discussion a porté sur la façon de les nommer, pour Rogers plutôt que des malades ce sont des clients, ne serait-il pas plus juste, même si beaucoup aiment à se nommer ‘usagers’, de les nommer « acteurs » du soin ? A propos du début des soins, ne devons-nous pas toujours commencer par « accueillir » ces acteurs, premier temps incontournable, moment premier de l’empathie ? Les soignants ne sont-ils pas essentiellement des passeurs ?
Ne faut-il pas à la lumière de l’empathie remettre sur l’ouvrage l’émotion, le lien à l’autre, le transfert, … ?
N’avons-nous pas ainsi déjà en cet automne retrouvé le goût et la capacité de penser ?
Notre curiosité n’est-elle à nouveau en éveil ?
Un grand merci Jacques Hochmann.
(note : je me permet pour la plupart des auteurs de choisir un terme qui me parait majeur dans l’approche de l’empathie, ce qui n’engage que moi) David Hume la sympathie, JJ Rousseau la pitié, Adam Smith la sympathie réciproque, les formalistes Kant et Hegel, les symbolistes Vischer l’esthétique de l’einfühlung, Lipps l’imitation interne et l’intersubjectivité, Dilthey l’analogie, 1909 Titchener le premier utilise empathy en Angleterre, Freud le solipsisme surtout mais aussi la connaissance empathique comme nous le montre en 1995 la traduction de Pigman, Ferenczi le tact, Greenson la connaissance émotionnelle,
Husserl la phénoménologie comme expérience compréhensive de l’existence de l’autre, Scheler l’empathie cognitive, Heidegger l’être-là, Binswanger, Jaspers comprendre, Straus l’empathie généralisée, Minkowski l’intuition, Henri Ey l’être-dans-le-monde, Merleau-Ponty la perception immédiate, Ricoeur l’identité narrative
Tarde, Simmel, Schutz, Blumer
Sullivan les communications harmonieuses, Fairbairn la libido quêteuse d’objets, Hesnard le lien interhumain,
Carl Rogers «l’empathie » 1962 seulement, Kohut l’introspection par procuration, Winnicott le souci, Bion l’intuition processus de connaissance
Schafer l’empathie narrative, Lebovici l’interaction, Jacobs l’énaction, Kaes l’empathie groupale
Darwin (comme le souligne Tort) les instincts sociaux protecteurs des faibles (plutôt que la loi du plus fort), De Waal l’imitation et la pulsion solidaire,
Kanner l’autisme et son absence d’empathie, Fodor la théorie de l’esprit, Hobson, Damasio, Decety la prise de perspective subjective de l’autre, Jeannerod et Gorgieff l’agentivité et l’histoire du sujet particulier comme celle plus générale des idées.
Axel Honneth la revendication du respect d’autrui, la reconnaissance et la mutualité.)
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