Sciences sociales, le déclin français
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En matière de sciences humaines et sociales (SHS), les universités britanniques, ou du moins certaines d'entre elles, les plus orientées sur la recherche, sont en position de force dès qu'il s'agit de financement européen de la recherche.
Cela a pu être constaté, une fois de plus, à l'issue des travaux d'un panel de l'European Research Council (ERC, le Conseil européen pour la recherche) que j'ai présidé, en juin. Ce panel devait répartir quelque 40 millions d'euros entre des candidats venus du monde entier à l'issue d'un processus de sélection exigeant. Sur les 27 dossiers retenus parmi près de 300, 16, soit environ 60 %, seront traités au sein d'établissements d'enseignement et de recherche britanniques, dont une majorité à Londres. Les candidats pouvaient venir de toute l'Europe, et parfois au-delà, et ont fait le choix de ces établissements pour les accueillir.
Plus largement, de 2007 à 2011, les universités britanniques ont bénéficié de près du tiers des 460 bourses octroyées en SHS par l'ERC. Trois universités anglaises, dont deux londoniennes, accueillent à elles seules autant de boursiers ERC que l'ensemble des institutions françaises. D'autres données, sur la longue durée, pourraient nuancer ce constat, mais ne démentent pas que le Royaume-Uni se trouve en position dominante. Quelles raisons avancer ?
Le Royaume-Uni offre aux lauréats de bourses ERC de bonnes conditions de travail et d'existence. L'accueil scientifique mais aussi humain, la capacité de bénéficier d'infrastructures efficaces et réactives, l'environnement intellectuel, la qualité des étudiants que le chercheur rencontrera sont à l'évidence décisifs. Un chercheur qui pose sa bourse dans un établissement universitaire lui apporte, en contrepartie, des ressources non négligeables, 20 % des moyens qui lui sont alloués revenant à l'institution d'accueil.
Tout cela participe d'un modèle de recherche dominé par la concurrence et le marché. Le Royaume-Uni a fait depuis une bonne vingtaine d'années le choix d'ouvrir son marché du travail universitaire aux étrangers, nombreux à occuper des postes en SHS, ou à bénéficier de bourses de thèses ou de post-doc, sans parler des étudiants, qui proviennent du monde entier. La recherche non financée est de moins en moins possible, la compétition est féroce, et les chercheurs pour survivre doivent drainer des fonds, dont une partie significative servira à financer leur propre salaire, y compris s'ils sont en poste.
C'est à ce prix que le modèle britannique est efficace, plus capable d'attirer une certaine excellence, celle qui se fait reconnaître au niveau international, que d'élever le niveau général de la recherche nationale. International, donc, ouvert et dynamique, il est aussi dur, marchand et élitiste.
L'ERC, qui dispose de budgets considérables, a-t-il tort de promouvoir une excellence qui risque en réalité de correspondre à un modèle universitaire unique, le britannique ? Les ressources qu'il alloue ne vont presque jamais vers des universités d'Europe centrale ou du sud de l'Europe, et peu vers la France (bien que notre pays soit mieux loti que l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne).
La question linguistique mériterait ici examen : un candidat ne maîtrisant pas l'anglais ne peut pas concourir, et celui dont ce n'est pas la langue natale est traité sur le même plan que celui qui la maîtrise parfaitement, alors qu'il doit déployer des efforts particuliers pour participer à la compétition.
Ajoutons que, dans nombre de disciplines en SHS, le rôle de la langue et de la culture dans la formulation et le traitement des objets de recherche est considérable. L'avantage linguistique des universités britanniques apparaît donc important. L'excellence voulue à Bruxelles, les inégalités linguistiques qu'elle entérine et l'attractivité du modèle britannique se renforcent mutuellement.
Une réaction chauvine serait ici catastrophique et il serait vain de demander une redistribution des moyens européens sur des critères autres que scientifiques. On ne s'en tirera ni par une simple critique du fonctionnement de l'ERC, ni par un rejet méprisant du modèle britannique, dont les défauts, majeurs, ne doivent pas masquer l'efficacité, ni en s'enfermant dans le déni arrogant et ethnocentrique.
La plupart des grands établissements français d'enseignement supérieur et de recherche sont mal outillés pour attirer les meilleurs chercheurs européens, ou pour les aider autant qu'il le faudrait à préparer un dossier convaincant. Ils ne mettent pas à la disposition des lauréats des conditions de travail et d'existence adaptées, ils peinent à leur trouver un bureau, un logement, ou à faire évoluer des règles établies en d'autres temps en matière de rémunération ou de fonctionnement administratif, etc.
La France, qui a été un grand pays en matière de SHS jusque dans les années 1980, n'a-t-elle pour se relancer d'autre solution que de suivre le "modèle britannique" ? Doit-elle renoncer au projet d'un modèle universitaire démocratique et ouvert à des démarches scientifiques et intellectuelles qui ne seraient pas toutes surdéterminées par la compétition mondiale et le marché ? Le système actuel ne favorise pas suffisamment l'internationalisation des SHS, et de profondes réformes sont nécessaires si l'on souhaite le retour incontestable de la France au premier plan dans ces disciplines.
Les réflexions que je mène depuis plusieurs années au sein de la Fondation Maison des sciences de l'homme avec mon collègue Olivier Bouin, économiste et administrateur de recherche, conduisent à envisager trois pistes principales. La première consiste à redresser l'attractivité des sciences humaines et sociales françaises et des institutions qui les font vivre.
Cela passe par le soutien à des initiatives scientifiques, méthodologiques et intellectuelles innovantes, propres à renouveler les termes du débat en France, à l'ouvrir grand aux questionnements et approches qui se sont développés depuis le tournant de la globalisation des trente dernières années, et à ancrer ce renouvellement dans le tissu universitaire, en profondeur, et largement. Les instituts d'études avancées créés en France depuis 2007 ou le Collège d'études mondiales lancé en 2011 par la Fondation Maison des sciences de l'homme font partie des innovations qui ouvrent cette voie.
Deuxième piste : le soutien à l'ouverture internationale de la recherche française. La formation linguistique, l'attention accordée aux approches comparatistes et aux efforts pour "penser global", la mobilité internationale dès le début des parcours de recherche pour s'informer des grandes évolutions des courants de pensée et entrer dans des réseaux internationaux, le soutien à la préparation des projets européens et internationaux, la valorisation des expériences internationales dans les recrutements des chercheurs et des enseignants-chercheurs, le soutien à la création de revues en langue étrangère constituent des facteurs à prendre en considération.
Enfin, la réactivité et la souplesse des institutions d'accueil non seulement sur le plan scientifique mais également sur les plans administratif et organisationnel doivent être renforcées.
Le succès récent de la Fondation Jean-Jacques-Laffont à Toulouse tient à sa force d'attraction scientifique, à l'échelle européenne, mais aussi à la qualité de l'accueil et à la flexibilité des conditions que son statut de fondation lui permet d'offrir - ce qui la rapproche du modèle britannique et lui est parfois reproché. Toujours est-il que l'adossement croissant d'institutions scientifiques réputées à de telles structures est une des clés du renforcement de l'attractivité des SHS françaises dans les dix années à venir.
Un bilan lucide et sans concession de la recherche française et de ses conditions d'exercice reste à faire, au-delà de ces premières remarques. A partir de là, il devrait être possible d'engager sur une base solide une politique universitaire et de recherche conjuguant l'exigence démocratique et l'ouverture internationale. Notre pays pourra alors retrouver son rayonnement intellectuel et scientifique sans contradiction ni renoncement. Et concurrencer le modèle britannique sans verser dans ses travers.
Michel Wievorka est administrateur de la Fondation Maison des sciences de l'homme et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Successeur d'Alain Touraine à la tête du Cadis de 1993 à 2009, il a été le président de l'International Sociological Association de 2006 à 2010. Ses ouvrages sur le racisme, le terrorisme, la violence, l'antisémitisme, dont certains sont traduits en plusieurs langues, dessinent une sociologie du mal et du malheur que complètent ses efforts pour penser la différence culturelle, les mouvements sociaux ou la démocratie. Il dirige le Collège d'études mondiales avec Olivier Bouin.
Michel Wieviorka, sociologue
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