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samedi 18 septembre 2010



"On revient à la médecine du travail instituée par Pétain"
Bernard Salengro, médecin du travail et secrétaire national de la CFE-CGC
17.09.10

Pourquoi le fonctionnement de la médecine du travail a-t-il été amendé au milieu d'un texte sur la réforme des retraites ? En aviez-vous été informé ?

Bernard Salengro : Non. On nous avait annoncé une réforme, mais qui viendrait après la réforme des retraites, qui serait publique, annoncée. Alors qu'on a eu un amendement glissé en dernière minute, en catimini, comme si on avait honte de la zizanie qu'on faisait.

L'amendement est essentiellement l'amendement 730, déposé par le gouvernement, qui transforme le service de santé au travail, qui était un service protecteur des salariés, en un service protecteur des entreprises.

Comment en est-on arrivé à cette dérive ?

De façon tout à fait logique. Parce que c'est ce que les employeurs demandent depuis toujours.
Reprenez les éditoriaux du Dr Georges Clemenceau, l'homme politique qui était médecin du travail, dans L'Aurore, en 1906. Il disait déjà, pour défendre la reconnaissance de la maladie du plomb : les médecins du travail sont considérés comme des gêneurs par les employeurs.

Et il y a toujours eu la pression des salariés pour que les médecins du travail les protègent – c'est ce qui s'est passé en 1946 – et la pression des entreprises pour que les médecins du travail les aident à rentabiliser le système.

La tentative du Medef sur les députés UMP et sur Eric Woerth, le ministre du travail, a réussi, puisqu'ils présentent textuellement la demande du Medef qui avait été présentée il y a deux ans aux organisations syndicales et que toutes avaient refusée à l'unanimité.
C'est aussi simple que de dire : on va organiser la lutte antidrogue en la confiant aux dealers. Ce n'est pas possible, ça ne marche pas.

Quel est le danger véritable de cette réforme pour les salariés ?

C'est qu'au lieu d'avoir un système de protection, ils vont avoir un système de manipulation. Et sous couvert d'un affichage sympathique, la santé au travail, on va avoir des professionnels pour lesquels on pourra se poser des questions de confiance, d'indépendance, de confidentialité, et de réalité de leur aide.

C'est tellement facile de dire à une personne qui a une surdité que c'est dû au fait qu'elle va trop en boîte de nuit, ou à une personne atteinte d'un cancer du poumon que c'est dû au fait qu'elle fume trop et non pas à l'amiante qu'elle a manipulé toute sa vie.

Quels sont les moyens dont disposent les médecins du travail pour se protéger d'éventuelles pressions des employeurs ?

Aujourd'hui, le médecin du travail, pour être indépendant, a plusieurs cordes à son arc. L'indépendance, ce n'est pas l'absence de pressions, c'est plus l'équilibre des pressions. Dans l'entreprise, l'équilibre des pressions, c'est l'équilibre entre les pressions des employeurs et celles des salariés. C'est pourquoi l'indépendance des médecins du travail est facilitée lorsque la représentation des salariés est organisée et facilitée.

Par ailleurs, le médecin du travail est un salarié protégé, que l'on ne peut licencier qu'avec l'accord d'une représentation des salariés à la Commission de contrôle des services ou le comité d'entreprise, avec l'accord de l'inspecteur du travail, et celui du médecin inspecteur du travail. C'est dire s'il est protégé.

Vous n'exagérez pas un peu en prétendant que la protection des salariés est remplacée par la sécurité des employeurs ?

Je ne pense pas exagérer. Le système de médecine dans les usines existe depuis longtemps. C'était une médecine sous l'autorité de l'employeur, chargée d'optimiser le matériel humain par la sélection, par l'entretien. C'est la médecine du travail avec sélection génétique instituée par Pétain.

A la Libération, on a repris les outils et les hommes en leur donnant un objectif opposé – cela a été voté à l'unanimité des députés : éviter toute altération de la santé du fait du travail.

Avec cet amendement, on retourne vers le système de Pétain, car les médecins du travail avaient une indépendance garantie par la loi, protégés contre le licenciement par l'inspecteur du travail, et bénéficiant d'un agrément renouvelé tous les cinq ans par l'autorité des services déconcentrés du ministère.

Tout cela saute au profit d'une mention indiquant que c'est sous l'autorité de l'employeur. On imagine que la direction du poulailler par le renard n'est pas une grande garantie...

Quelle est la position de l'Ordre des médecins sur cette question ?


La position de l'Ordre des médecins, que j'ai sollicité il y a dix jours, quand l'amendement est sorti, a été de reprendre sa déclaration de juin dans laquelle il dit son opposition avec la loi qui vient d'être votée.

Si vous regardez le site du Conseil national de l'ordre des médecins, à la date du 16 septembre, il y a un texte qui dit que l'Assemblée nationale a voté une importante réforme de la santé au travail, le texte ne répond pas aux attentes des salariés, ni aux nécessités de l'exercice des médecins du travail dans le respect de leur indépendance technique.

Le médecin du travail doit être le coordonnateur de l'équipe de santé pluridisciplinaire. Et l'intervention de médecins non spécialisés en médecine du travail doit se faire au sein du service de santé au travail, sans être déconnectée de la connaissance du milieu de travail et des postes de travail.

Ils disent qu'ils s'étonnent de l'absence de toute concertation, ce qu'ils regrettent vivement, alors qu'ils demandent depuis six mois à être reçus par le ministère. Dans ces conditions, ils ne peuvent qu'émettre une vive protestation.

De quels moyens disposent les professionnels et les syndicats pour s'opposer à cette évolution de la médecine du travail ? On en parle peu.

Le fait qu'on en parle peu, c'est ce que voulait Eric Woerth en glissant cet amendement dans le grand brouhaha de la retraite.

Heureusement, des syndicalistes et la CFE-CGC ont repéré cet amendement et ils ont tiré la sonnette d'alarme pour que petit à petit la population s'aperçoive de la rouerie qu'est ce cavalier législatif. Car c'est une loi cachée derrière une autre loi.

C'est normalement illégal et anticonstitutionnel. Mais on n'est plus à ça près...

Quelles mesures doivent prendre les médecins du travail pour s'opposer à un tel amendement ?

Les médecins du travail se mobilisent pour avertir les députés, les sénateurs et l'opinion publique. Mais au bout du compte, si la loi est votée, elle sera appliquée. C'est dire le danger de la situation actuelle.

Car les médecins du travail feront ce que la loi dit. Ce n'est pas tellement un problème de médecins du travail, c'est surtout un problème du système de protection des salariés.

Et c'est là où c'est dommage – mais c'est voulu – qu'ils n'aient pas conscience de ce qui se passe.

La médecine du travail peut-elle être accusée de connivence avec les syndicats ?

Non. En revanche, elle fonctionne avec les syndicats et les employeurs. Et le texte que cette loi a bouleversé dit que le médecin du travail est le conseiller de l'employeur, des salariés et de leurs représentants.

Et si vous demandez à un salarié, il aura tendance à dire qu'il est avec l'employeur, et celui-ci dira qu'il est avec les salariés.

Que peut faire un médecin du travail lorsqu'il y a harcèlement moral des salariés vis à vis d'un cadre ?

Dans ce cas, comme lorsqu'il y a harcèlement moral, le médecin du travail doit d'abord écouter et se faire une opinion. Au-delà, en présupposant que c'est confirmé, il peut agir en interpellant l'employeur et en lui rappelant qu'il a une obligation de sécurité et une obligation de prévention du harcèlement moral.

Je peux vous dire que lorsque c'est écrit, je connais peu d'employeurs qui ne répondent pas, car le risque pour eux est de se faire interpeller au pénal pour mise en danger délibérée d'autrui. Et les juges sont particulièrement sévères quand l'origine de l'information vient d'un expert médicolégal qu'est le médecin du travail.

Pourquoi n'y a-t-il pas de médecine du travail à l'éducation nationale ?

Parce que l'État est un mauvais employeur ! Alors que l'on sait que l'éducation nationale a besoin de suivi médical, d'ergonomie psychique, affective et cognitive. Le nombre de dépressions dans l'éducation nationale est impressionnant.

S'agissant du dossier médical personnalisé (DMP), comprenez-vous que les patients craignent de voir les médecins du travail y accéder ?

Oui, parce que les médecins du travail connaissent mal les contraintes du secret médical sur tous les médecins, y compris les médecins du travail.

Le secret médical s'impose aux médecins du travail comme aux autres médecins. C'est une disposition qui relève du code pénal.

Le médecin du travail perd de l'efficacité par le manque de coordination avec le médecin traitant. Il a lui-même son dossier pour le salarié au niveau santé au travail et ses dossiers sont en avance au point de vue qualité informatique sur le DMP. Il regrette qu'il ne puisse transmettre les informations qu'il a au médecin traitant, pour par exemple lui signaler que tel salarié est exposé à l'amiante et doit surveiller à sa retraite le risque de survenue de cancer dû à l'amiante. C'est là que l'accès au DMP serait intéressant pour une meilleure efficacité au profit du salarié.

Mais M. Douste-Blazy – ancien ministre de la santé – a montré une inculture médicale patente dans ce domaine.

Un médecin du travail peut-il intervenir lorsqu'il y a harcèlement d'un employé dans une entreprise de moins de 11 salaries ?

Bien sûr. Il est saisi par la personne harcelée, ou par ses collègues. Il fait le diagnostic de la situation et de la personne, et fait un courrier à l'employeur en lui demandant de changer la situation relationnelle. Bien sûr, il faut s'en assurer et se méfier des manipulations.

Tout cela relève du registre du médecin du travail, l'objectif étant d'éviter l'altération de la santé au travail. Éviter est une démarche proactive, ce n'est pas constater ou déplorer, c'est éviter. C'est pour cela que M. Woerth le retire.

Lors de ma dernière visite médicale à la médecine du travail, je n'ai été vue que par une infirmière qui a signé mon certificat d'aptitude. Est-ce une pratique légale ? Cela est-il dû à la pénurie de médecins du travail ?

Ce n'est pas une pratique légale. Cela le sera peut-être demain, mais pas aujourd'hui. La pénurie des médecins est organisée et virtuelle. Je m'explique. Selon les chiffres du ministère, il n'y a pas un médecin du travail sur deux qui est à temps plein.

Si tous les médecins du travail étaient à temps plein, il faudrait en licencier 30%. Cependant, il y a un problème dans les années qui viennent qui est inévitable par des contraintes universitaires sans rapport avec l'intérêt du métier, de la prestation et de la société.

Une infirmière est comme un "Canada Dry" : avec toute la gentillesse et la compétence qu'elle peut avoir, elle n'est pas formée au diagnostic. C'est donc tromper les patients que de leur faire passer une visite avec une infirmière. Une infirmière peut aider un médecin, elle ne peut pas le remplacer.

C'est une organisation mise en place surtout par les directeurs de service de santé au travail, qui ont peur de ne pas recevoir la cotisation des entreprises et qui du coup auraient des problèmes financiers.

Il y a eu une enquête faite, il y a deux ou trois ans, par Le Canard enchaîné qui a montré que, dans 66 départements, les services de santé au travail avaient la même adresse que le Medef, et que la bonne connaissance de ces circuits montre qu'il y a souvent des arrangements de location, de prêts de matériel et de personnels qui expliquent bien des choses, et la nécessité de conserver la cotisation des entreprises.

Peut-on craindre, dans un prochain avenir, une disparition totale de la médecine du travail ?

Je crois qu'on peut le craindre, effectivement, et un habillage "Canada Dry" de santé au travail par des techniciens divers et variés à la solde des employeurs.

L'important, quand quelqu'un a la fièvre, c'est de casser le thermomètre. Là, c'est ce qu'on fait.

C'est dire l'importance de cet amendement et la gravité de cette manipulation que représente ce cavalier législatif, qui entraîne une perte de liberté et de protection des salariés. Et j'espère que les députés sauront interpeller le Conseil constitutionnel pour cette loi glissée derrière une autre loi, sans aucun rapport avec celle-ci, et pour un sujet aussi grave.

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