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En opposant Jacques Lacan à son psychanalyste Rudolph Loewenstein, Elisabeth Roudinesco nous met sur une piste intéressante. C’est en juin 1932, après avoir rédigé sa thèse et terminé ses entretiens avec sa patiente Marguerite Pantaine, dite Aimée, que Lacan s’est mis sur le divan de Loewenstein. Selon Roudinesco, Lacan était tout le contraire de Loewenstein. Il était un jeune bourgeois libre, sans soucis matériels, qui avait traversé la Grande Guerre « dans les jardins du collège Stanislas », ne souffrant plus tard que de son « insatisfaction perpétuelle », autrement dit de sa névrose. Il allait entamer une carrière brillante. Le didacticien Loewenstein, en revanche, était, d’après Roudinesco, « un représentant exemplaire de cette fameuse psychanalyse juive et errante, toujours en quête d’une terre promise, toujours chassée d’est en ouest par l’antisémitisme et les pogromes [1] ». Lacan, pour sa part, n’a jamais été apatride et il n’a pas non plus été obligé de refaire son doctorat de médecine trois fois, comme ce fut le cas de Loewenstein à Zurich, à Berlin et à Paris. Pourtant, sa biographe ne dit pas à cet endroit de son ouvrage que les positions respectives des deux hommes ont quelque peu changé par la suite. Une cure analytique n’admet pas que les fronts se figent. Soit Lacan s’est identifié à Loewenstein, en perdant, lui aussi, son « chez soi », soit il y eut un étrange chiasme entre l’analyste et l’analysant, ou une sorte de « roque », comme on dit aux échecs. Lacan a été exclu en 1963 de l’Association Psychanalytique Internationale, dans laquelle son analyste jouait un rôle important puisqu’il en était le vice-président de 1965 à 1967. Se sentant « excommunié », c’est alors Lacan qui était devenu une sorte de juif errant, au moins dans son imaginaire. Ce n’était pas une mince affaire pour lui ! Dans son « Avis au lecteur japonais », daté du 27 janvier 1972, il affirme d’abord : « On n’entend pas le discours dont on est soi-même l’effet », pour ensuite restreindre son affirmation : « Ça se peut quand même. Mais alors on se fait expulser par ce qui fait corps dans ce discours. Ça m’est donc arrivé [2]. » C’est le destin de Lacan d’avoir plusieurs fois été viré de là où il enseignait. De plus, si l’on en croit Roudinesco, sa thèse n’a pas été aussi bien reçue qu’on pourrait le penser, de sorte qu’il ne l’a rééditée que quarante-trois ans après sa soutenance, à la faveur de l’immense succès de ses Écrits et des premiers Séminaires publiés, et non sans réticence. Son abord de la paranoïa par la personnalité ne s’est pas imposé en psychiatrie, et la psychanalyse avait déjà préparé le terrain au concept de l’autopunition, peu utilisé par les psychiatres. Freud, à qui il en avait envoyé un exemplaire, ne lui a répondu que sur une carte postale par ce message assez froid de janvier 1933 : « Merci de l’envoi de votre thèse. » Aucun psychanalyste ne l’a recensée et, de ses collègues psychiatres, seul Henry Ey, son camarade, a rédigé un article élogieux sur cet ouvrage. Ce sont des écrivains et des poètes surréalistes et communistes qui en ont parlé, mettant en valeur le matérialisme de l’auteur. Pas trop apprécié par les psychiatres, il trouva une reconnaissance dans l’avant-garde parisienne des années 1930, avant de devenir psychanalyste. Lacan n’a jamais été un grand voyageur, mais, par la force des discours, il s’est beaucoup déplacé, avant tout dans les savoirs. Je vous présenterai ici trois aspects de son œuvre, située à la lisière entre psychiatrie et psychanalyse.