LE MONDE DES LIVRES | | Propos recueillis par Roger-Pol Droit
Psychanalyste et écrivain, auteur d’une quarantaine d’ouvrages, Daniel Sibony met en lumière, dans son livre Questions d’être. Entre Bible et Heidegger (Odile Jacob, 286 p., 24,90 €), proximités et différences entre la « pensée de l’être » à l’œuvre dans la Bible hébraïque et celle que développe Heidegger. Quels sont les traits de celle-ci dans le texte biblique ? Le penseur allemand, qui l’attribue aux Grecs, l’a-t-il empruntée aux Hébreux, ou retrouvée par hasard ? Comment s’articulent l’antisémitisme de Heidegger et sa possible parenté avec la pensée juive ? Telles sont les principales questions que soulève cette recherche. Daniel Sibony livre quelques pistes de réflexion.
Qu’est-ce qui permet d’affirmer que la Bible hébraïque contient une pensée de l’être ?
C’est la langue elle-même. L’hébreu de la Bible parle constamment du divin comme de « ce qui est, qui sera et qui fait être ». Les religieux en ont fait le « Dieu » de la religion, mais c’est d’abord de l’être que parle ce tétragramme, YHVH, qui désigne le divin. Il ne s’agit pas d’un « Etre suprême », mais plutôt d’une « fonction d’être », qui porte et traverse tout ce-qui-est. Ainsi, dans la Genèse, nos traductions disent : « Que la lumière soit ! », « Et la lumière fut »,mais en hébreu, ce « soit » et ce « fut » se disent de la même façon et sont une même partie du nom de l’être YHVH. Donc tout événement se relie à l’être, ce qui ouvre un champ immense. Cette pensée de l’être ne travaille pas par concepts. Elle se perçoit à travers des faits, des récits, des histoires, des lois. Elle est plus proche de notre expérience existentielle, faite de secousses et de ruptures qui nous donnent plus ou moins d’être. Chez les Grecs, l’être semble une présence constante, objet d’une contemplation théorique. Ici, l’être est un potentiel de mémoires, une dynamique d’appels et de rappels, créatrice de devenir, portée par un travail de la lettre, un travail de « littérature ».