Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, de Bruno Latour, La Découverte, « Les Empêcheurs de penser en rond », 400 p.
Ceux qui se plaignent de l’absence des intellectuels en politique avouent seulement qu’ils partagent ce mélange d’ignorance, de paresse et de mépris dont on se contente aujourd’hui au regard des idées. Il leur suffirait en effet d’ouvrir un livre de l’auteur français actuellement le plus cité et le plus traduit au monde, Bruno Latour, pour découvrir de quelle manière un penseur inclassable peut mettre son immense capacité d’invention conceptuelle et de découverte théorique au service de l’approfondissement des grandes questions de notre époque.
Son nouveau livre, Face à Gaïa, est particulièrement exemplaire à cet égard. Il s’agit d’éclairer ce qui est peut-être l’affaire la plus grave de notre temps : la catastrophe écologique globale que la notion de « réchauffement climatique » a rendue sensible au grand public (car comment appeler autrement que catastrophe ce qui entraîne une perte de biodiversité telle qu’on parle d’« extinction massive » ?). Suivant la philosophe Isabelle Stengers dans Au temps des catastrophes (La Découverte, 2009), Latour attire notre attention sur une conclusion inattendue que l’on peut tirer des travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) : un nouvel acteur est arrivé dans l’histoire humaine – la Terre ! La Terre, qui fut longtemps le cadre neutre et muet de l’action des sociétés, est devenue un acteur qui nous répond. Le carburant que vous mettez dans votre voiture n’affecte pas seulement la qualité de l’air autour de vous (comme le voulait le vieux concept de pollution), mais bien l’organisation du climat à l’échelle de la planète. Les décisions politiques et économiques que l’on prend aujourd’hui détermineront le visage de notre monde pour des milliers d’années. Le temps géologique a rejoint le temps historique, à tel point qu’on parle d’« anthropocène » pour désigner cette époque de la Terre où l’homme est la principale force géophysique.
Pour désigner ce nouvel acteur, Latour, comme Stengers, propose de reprendre le terme jadis utilisé par le géophysicien britannique James Lovelock, Gaïa. Pourquoi ce mot, alors que la communauté scientifique lui a reproché d’avoir réintroduit le fantasme New Age d’un superorganisme ?
D’abord parce que Gaïa évoque un être animé et c’est bien cela qu’il faut faire sentir : ce que nous prenions pour un simple décor inerte s’est mis en mouvement. Ensuite, parce que, comme Latour le montre brillamment dans les premiers chapitres de ce livre, le discrédit de la notion vient d’une mauvaise lecture de Lovelock. Celui-ci ne dit pas que les vivants sont les organes d’un énorme animal, mais au contraire qu’ils contribuent à fabriquer l’habitabilité même de leur espace : l’atmosphère terrestre est le résultat des relations entre les vivants. Nous ne sommes pas dans la Nature, nous sommes avec toutes sortes d’êtres : nous sommes le paysage les uns des autres. Ce que vient confirmer de manière très peu bucolique la notion d’anthropocène…