par Apolline Le Romanser publié le 5 mars 2024
Il a d’abord fallu encaisser le cancer de son père. Puis mener d’autres combats. Depuis sept mois, Delphine ne compte plus le nombre d’appels passés à un hôpital, pour comprendre la maladie, le traitement, trouver une place en chimio. Le diagnostic de son père est tombé en septembre : cancer de l’estomac, avec métastases au foie. L’établissement ardéchois où le septuagénaire était hospitalisé n’étant pas en capacité de le traiter, ses soignants ont contacté l’hôpital du département voisin. Liste d’attente. Pas possible non plus dans le centre de lutte contre le cancer de la région. «Son cancer est avancé, il avait besoin de cette chimio. Les jours passaient… et rien», se souvient Delphine. Alors elle a appelé trois établissements différents, demandé conseils sur les réseaux sociaux. Une place a fini par se libérer, un mois plus tard.
La détresse de Delphine se fond dans celle de beaucoup d’autres, au milieu des alertes des professionnels de santé. Alors que le nombre de cancers diagnostiqués augmente chaque année en France – 433 136 en 2023 –, le parcours de soins des malades est toujours semé d’embûches et d’inégalités. Elles augmentent, même, selon l’enquête publiée début février par la Ligue contre le cancer : notamment, le temps entre l’examen diagnostic et le premier traitement s’est allongé de deux semaines par rapport à 2019, tous cancers confondus. Ainsi près de douze semaines s’écoulent entre la mammographie d’alerte et le premier traitement d’un cancer du sein. Le double du maximum fixé par la Haute Autorité de santé et l’Institut national du cancer. «En cancérologie, la perte de temps est une perte de chance, insiste Daniel Nizri, président de la Ligue. Les cellules malignes n’arrêtent pas de se multiplier une fois un rendez-vous obtenu.»
«On perd du temps»
Le délai est encore plus long à partir des premiers symptômes. Car le parcours d’un malade du cancer débute par la consultation d’un médecin généraliste – parfois difficile à dégoter. Viennent ensuite les examens – hors des grandes villes, les établissements ne sont pas toujours pourvus d’équipements adéquats. Puis les résultats sont transmis au spécialiste en charge du patient, pour le diagnostic. Les soins peuvent commencer. Mais, déjà, les retards se sont accumulés.
«La prise en charge est de plus en plus personnalisée, donc les parcours se complexifient. Plus on vit loin des établissements de pointe, plus c’est difficile et on perd du temps», analyse Hervé Gautier, ancien président du réseau de cancérologie d’Ile-de-France. Parce qu’il est à la tête du comité de l’Essonne de la Ligue, des patients et familles en quête de solutions l’appellent chaque jour. Certains traversent même plusieurs départements pour se soigner.
«Depuis 2023, c’est une catastrophe», se désespère Aurélie, Franc-Comtoise de 47 ans. Son cancer du sein a été diagnostiqué en 2020. Aujourd’hui sous hormonothérapie, elle doit suivre «une batterie d’examens» tous les trois mois et demi. En théorie. «Maintenant c’est tous les six mois.» Elle s’en amuse presque, amère, de cette «vie de malade» qui grignote un temps qu’elle préférerait consacrer à sa famille et son travail dans la protection de l’enfance. Parce qu’elle doit «rester à l’affût», «jongler entre les établissements», scruter ses alertes Doctolib pour espérer des rendez-vous plus rapidement. La bataille remonte à ses premiers symptômes. «J’ai senti une énorme boule en janvier, on ne me proposait rien avant mai. J’ai insisté, en colère, en larmes, ils ont fini par m’en donner un début février. Mon cancer a été pris en charge juste à temps. Où j’en serais si j’avais attendu ?»
Le problème principal est toujours le même : plus assez de médecins, d’infirmières, de personnel dans les établissements, et ceux qui restent sont épuisés. A la tête du centre de lutte contre le cancer (CLCC) de Lyon, et président d’Unicancer, fédération des CLCC, Jean-Yves Blay admet des difficultés. «Il y a un ralentissement, certains examens complémentaires sont longs à obtenir. Le manque de personnel peut aussi nous amener à décaler des rendez-vous.» Avant de nuancer : «Nos centres sont dédiés à la maladie, dans les hôpitaux c’est pire.» En Ile-de-France, par exemple, «on commence à voir des retards liés aux surcharges, admet Hervé Gautier. Le cancer nécessite d’être rapides, mais en fonction de sa gravité, son agressivité, on peut moduler en essayant de maintenir des délais raisonnables.»
«Chanceuse»
Même si les soignants s’efforcent de limiter les pertes de chance, l’attente des patients est assortie d’angoisses. Pour Francine, 52 ans, elle est devenue insupportable. Pourtant habituée aux délais depuis quatre ans et ses premiers examens, elle a attendu douze jours les résultats de sa biopsie en octobre, mais toujours rien pour celle de fin janvier. Le rendez-vous avec son oncologue – seule habilitée à les lui donner – a été repoussé à mars, faute de les avoir reçus. L’ancienne CPE passe machinalement sa main sur le haut de son sein. «Ça repousse le moment où on saura pourquoi le scanner n’était pas bon, on perd du temps s’il faut adapter mon traitement.»
Elle s’emporte aussi en repensant à son passage à l’officine cet automne pour des antibiotiques – ses traitements affaiblissent son système immunitaire. «Le pharmacien m’a dit chanceuse parce qu’il lui restait deux boîtes. Les bras m’en sont tombés !» Car les tensions et pénuries de médicaments se répercutent aussi sur les malades du cancer. «Les anticancéreux sont moins concernés, à part certaines vieilles molécules. Ce sont surtout les médicaments [contre les effets secondaires ou complications] comme les corticoïdes, antibiotiques, ou antihypertenseurs», détaille Vincent Nadeau, pharmacien dans le Maine-et-Loire. En quarante ans de métier, il n’a jamais vu ça. «Hier, un patient est venu avec une boîte achetée chez un confrère, la dernière boîte. Je lui en ai vendu deux autres, mes deux dernières, pour qu’il ait un mois de traitement.»
Si les soignants restent sceptiques devant la kyrielle d’annonces gouvernementales dans le domaine de la santé, l’optimisme est tout aussi difficile pour les patients. «J’ai peur pour la suite, lâche Francine. Je fais tout pour bien me soigner mais, derrière, je sens que le système ne suit plus.»
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