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jeudi 7 mars 2024

Chronique La guerre contre les enfants, par Jakuta Alikavazovic

par Jakuta Alikavazovic, écrivaine   publié le 1er mars 2024 

Pour la première fois dans l’histoire, les témoignages d’enfants victimes saturent les ondes en direct. Une enfance vécue en temps de guerre est, à l’endroit de la blessure, une enfance éternelle. Et donc une guerre éternelle, à jamais présente en soi.

Notre monde est-il en guerre contre les enfants ? C’est bien connu, les conflits prennent régulièrement les enfants pour prétexte, avant de les prendre pour cible. Réifiés deux fois, ils sont d’abord transformés en objets de rhétorique martiale, au nom desquels on s’engage dans les hostilités, avant d’être mués en petits corps sans domicile, sans avenir, sans vie. Ces éléments de langage va-t-en-guerre ont traversé le temps pour parvenir jusqu’à nous. Ils sont l’un des symptômes de ce qui a lieu sous le langage contemporain, celui qui prétend faire de la vie d’un enfant «la chose la plus précieuse au monde». En réalité, que se passe-t-il sous ce cliché ? Comme tous les clichés, il sonne à la fois juste et creux. Quelle vérité plus profonde s’y dissimule-t-elle ? Notre monde, que fait-il réellement à ses enfants ? Il leur fait la guerre, voilà ce qu’il leur fait.

Des enfants devenus gravats, devenus poussière

A certains endroits, à certains moments, cela est plus visible qu’ailleurs. En ce moment, c’est au Proche-Orient. Des enfants israéliens abattus, enlevés à leurs parents, pris en otages, séquestrés dans des souterrains. Auxquels on répond par des enfants gazaouis affamés, amputés, réduits en charpie ou abandonnés, vivants puis morts, dans des ambulances, parmi les cadavres. Des enfants devenus orphelins, devenus parents à la place de leurs parents, devenus journalistes à la place des journalistes. Des enfants vaporisés dans l’explosion de leur maison, de leur quartier, de leur ville. Des enfants devenus gravats, devenus poussière. Ce sont les enfants qui paient les tributs les plus lourds durant les guerres et ces guerres sont toutes des guerres contre les enfants. Comment est-ce possible ? se dit-on. Soulagés, et honteux d’être soulagés, parce que nos enfants à nous ne sont pas sous les gravats mais dans leur lit.

A ceux dont le psychisme est encore assez sain pour se cabrer, combattre la réalité qu’est la mort des enfants – à ceux qui ont été assez épargnés par la peur, par l’apathie, par l’indifférence durable qui vient aux derniers moments de l’agonie morale – et qui peuvent encore dire, clairement, distinctement, «Arrêtez de tuer des enfants», le monde répond : «C’est compliqué.» «C’est compliqué», je connais, je l’ai beaucoup entendu dans les années 90, face aux exactions en Bosnie, au Rwanda. J’ai eu tout le temps de comprendre ce que ça veut dire. Ça veut dire «non». Tout simplement. Non.

Récits qui ne sont pas pour les enfants

«Je n’écris pas l’histoire des faits mais celle des âmes», déclarait quelque part Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015. De tous ses livres, le plus poignant est peut-être Derniers Témoins, recueil de souvenirs des jeunes victimes de la Seconde Guerre mondiale. Le sous-titre initial de ce livre était «Livre de récits qui ne sont pas pour les enfants», mais ces récits qui ne sont pas pour les enfants ne sont justement que des récits d’enfants : Alexievitch y collecte la parole de survivants, alors âgés de 3 à 12 ans, qui, adultes, se rappellent. La brutalité avec laquelle la guerre percute l’enfance, comme la violence de ses ravages, est représentée visuellement en tête de chaque chapitre par une étrange collision temporelle, qui introduit chaque voix : «Lena Aranova, 12 ans. Juriste», «Valia Iourkevitch, 7 ans. Retraitée». Pourquoi cette contraction ? Parce qu’en chacune de ces personnes adultes, dotée d’une raison sociale, subsiste un enfant violenté, endeuillé. Une enfance vécue en temps de guerre est, à l’endroit de la blessure, une enfance éternelle. Et donc une guerre éternelle, à jamais présente en soi.

Souvent, je me demande ce que peut la littérature. Parfois, pas grand-chose. Parfois, beaucoup. Derniers Témoins est de ces livres qui sont capables de rendre sensible une expérience inimaginable. De la rendre intime, même à ceux qui ont eu la chance de ne pas la vivre. Je suis naïve, sans doute, mais c’est une naïveté que je revendique : ce livre aurait pu, aurait dû empêcher des guerres. Cependant, voilà qu’aujourd’hui, il me paraît inachevé. Non, pas inachevé : infini. Oui, on pourrait lui ajouter chapitre après chapitre, au fil des époques, au fil des conflits. Pour la première fois dans l’histoire, les témoignages d’enfants victimes d’une guerre meurtrière saturent les ondes en direct. Dématérialisés, ils flottent partout autour de nous, dans la lumière qui baigne la fin d’hiver en Occident, dans l’air que nous respirons, et ils s’agrègent pour devenir visibles sur nos petits écrans. Tout va plus vite, de nos jours : nous n’avons pas à attendre trente ou quarante ans qu’une autrice aille se pencher sur ce corpus dormant et quérir des traumatismes encore tus. En ce moment même, des enfants racontent chaque jour au monde des récits qui ne sont pas pour les enfants.

C’est compliqué, répond le monde.


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