Par Laure Belot Publié le 20 octobre 2023
Avec les informations collectées par les capteurs du bracelet connecté, une équipe de chercheurs hispano-néerlandais espère identifier des biomarqueurs physiologiques de cette maladie chronique mal connue et aider à une meilleure personnalisation des soins.
Au moins 40 millions d’individus dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé, souffrent de troubles bipolaires. Ces personnes connaissent des fluctuations de l’humeur et, sans traitement, alternent de façon imprévisible entre des épisodes dépressifs – plus ou moins sévères –, des phases d’hyperactivité – « hypomaniaques » ou « maniaques » selon l’intensité – et des moments de stabilité – appelés « euthymiques ». Les mécanismes de cette maladie chronique sont mal connus, rendant la prise en charge des patients complexe.
Et si un bracelet connecté pouvait avertir à temps son porteur d’une prochaine rechute pour qu’il prenne des mesures immédiates et évite ce basculement ? Tel est l’objectif que s’est fixé une équipe de chercheurs (psychiatres-data scientists) hispano-néerlandais. Leurs travaux préliminaires ont été présentés à Barcelone, mardi 10 octobre, au 36e congrès de l’ECNP (European College of Neuropsychopharmacology), par le psychiatre Diego Hidalgo-Mazzei, de l’unité des troubles bipolaires et dépressifs de l’Hospital Clinic de Barcelone. Avec les informations collectées par les capteurs du bracelet, l’équipe espère identifier des biomarqueurs physiologiques de la maladie et aider également à une meilleure personnalisation des soins. Ces recherches ont déjà fait l’objet de plusieurs prépublications, dont celle dans MedRxiv, le 29 mars 2023.
« La façon dont nous pratiquons la psychiatrie n’a pas beaucoup changé ces dernières décennies, explique Diego Hidalgo-Mazzei. Nous fondons toujours nos diagnostics et nos décisions de traitement sur des évaluations subjectives transversales et des entretiens, ce qui diffère des autres spécialités médicales, où des tests objectifs (tests sanguins, électrocardiogrammes, rayons X…) peuvent confirmer un diagnostic ou évaluer une réponse au traitement. » D’où l’envie de cette équipe de tester la pertinence de mesures collectées en continu par des appareils mobiles (smartphones, montres) afin de trouver des biomarqueurs physiologiques capables d’objectiver les variations de l’humeur. « Nous avons été inspirés par des travaux réalisés en neurologie. Des dispositifs portables, désormais commercialisés, aident à identifier les crises d’épilepsie. »
Dans les travaux présentés au congrès de Barcelone, trente-huit patients souffrant de troubles bipolaires et dix-neuf personnes constituant le groupe témoin ont été équipés d’une montre Empatica E4 pendant quarante-huit heures : leur activité électrodermale [variations de la conductivité électrique de la peau liée à la sueur, donc au stress], activité cardiaque, température de la peau et actigraphie (périodes d’éveil et de sommeil) ont été mesurées.
Suivi de l’activité électrodermale
Les résultats préliminaires concernent le suivi de l’activité électrodermale (AED). « Cette mesure, mise au point par le chercheur français Auguste Vigouroux en 1890 [auteur d’une Etude sur la résistance électrique chez les mélancoliques], n’est pas nouvelle », précise M. Hidalgo-Mazzei. « En la suivant, non pas en laboratoire, mais en vie réelle et en continu, nous avons constaté que les patients atteints de troubles bipolaires en phase dépressive avaient en moyenne une AED significativement plus faible que le reste du groupe bipolaire ou que le groupe de contrôle sain », notent les chercheurs. Autre résultat observé : « Le passage d’un état maniaque à un état dépressif (ou vice versa) a été détectable par un changement de l’activité électrique de la surface de la peau. »
Bien sûr, relativise Diego Hidalgo-Mazzei, « ces résultats préliminaires ne concernent qu’un petit échantillon de patients, et nous n’avons pas contrôlé des facteurs, tels l’anxiété ou le traitement pharmacologique, qui pourraient influencer l’AED. Mais ils sont encourageants, ajoute-t-il, et mettent en évidence le potentiel de l’AED comme biomarqueur physiologique objectif pour évaluer l’activité de la maladie ». L’équipe barcelonaise se projette déjà dans de prochaines étapes : à court terme, le recrutement en Espagne, en France et au Royaume-Uni de patients supplémentaires pour augmenter la taille de l’échantillon étudié, puis l’utilisation de toutes les données captées combinées avec des approches d’apprentissage automatique (intelligence artificielle) pour trouver des modèles à transposer dans un dispositif portable.
De Paris, le psychiatre et chercheur Pierre-Alexis Geoffroy, qui partage son temps entre l’hôpital Bichat (AP-HP) et le Centre Chronos psychiatrie du GHU Paris, regarde avec intérêt ces travaux. « Il existe très peu de recherches qui étudient précisément le moment de bascule de l’humeur que j’appelle dans une toute récente publication le syndrome de Chronos. Or, si nous arrivons à comprendre cette bascule, ce sera une très grande avancée pour comprendre la maladie, note le coauteur de l’ouvrage Les Troubles bipolaires (Ellipses, 2023, 248 pages, 18,50 euros). Il faut rester prudent, les résultats barcelonais étant préliminaires, mais cette démarche de recherche est très intéressante, car elle permet de capter ce moment. » Cet expert ajoute : « Ces solutions connectées ne remplaceront pas la clinique, mais elles permettront un jour une pratique clinique augmentée avec des marqueurs objectifs qui nous donneront des indices supplémentaires d’évolution de la maladie du patient et, éventuellement, des réponses thérapeutiques. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire