par Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste publié le 19 octobre 2023
On dit que l’âge et l’expérience venant on retourne à ses premières amours (ou intérêts). Permettons-nous ici de renvoyer aux remarquables premiers livres du Boris Cyrulnik, éthologue avant de devenir psychiatre (Mémoire de singe et paroles d’homme, 1983, et Sous le signe du lien, une histoire naturelle de l’attachement, 1989, tous deux chez Hachette). L’auteur, enfant isolé, dont on connaît l’histoire tragique rappelle qu’il a réussi à s’évader en découvrant les mondes animaux. Et explique qu’il a, peu à peu, organisé une éthologie humaine, clinique, inspirée des travaux des éthologues animaliers. Une démarche jugée marginale dans les années 80 à l’exception de grands noms de la psychiatrie de l’époque (Serge Lebovici et Michel Soulé) qui avaient parrainé «son sentier de chèvre, aujourd’hui devenu autoroute avec une énorme circulation de publications sur l’attachement», remarque-t-il non sans humour.
Symboles maternels
Venons-en au titre de cet ouvrage qui est un hommage à John Bowlby, le père intellectuel de Cyrulnik (et le père de la notion d’attachement) auquel cet ouvrage est dédié. Bowlby avait construit sa vision du monde en travaillant sur le terrain quand il était éducateur de jeunes délinquants. Formé à la psychanalyse auprès de Mélanie Klein, il devint président de la société britannique de psychanalyse. Dans son livre Forty-four juvenile thieves : their characters and home life (1946) (Quarante-quatre jeunes voleurs et leur caractère dans la vie familiale), il avait comparé la vie réelle de 44 enfants devenus délinquants à une autre population du même nombre d’enfants qui avaient été eux aussi en difficulté relationnelle mais qui n’étaient pas devenus délinquants. Ces «44 voleurs» ont constitué une charnière théorique et clinique dans l’œuvre de Bowlby et dans la culture psychologique et éducative de l’Angleterre, et d’un grand nombre d’autres pays. La méthode de terrain employée (et non celle de l’analyse du monde fantasmatique de ces adolescents) a permis de faire émerger le caractère froid, distant, de ces jeunes, indifférents à ce qu’ils avaient commis ainsi qu’aux sanctions. Or ces «44 voleurs» avaient subi une longue séparation au cours de leurs premiers mois, sans substitut affectif ; alors qu’il n’y avait eu que deux isolements précoces dans le groupe des non-délinquants.
Bowlby – et à sa suite Cyrulnik dans ses propres travaux – ont interprété ce fait dans une optique psychanalytique : les enfants avides d’amour se jettent sur les symboles maternels tels la nourriture ou sur des objets qui les représentent et qu’ils n’hésitent pas à voler. Emblématique est l’histoire de Jean Genet, orphelin précoce, isolé, qui écrivait dans Journal du voleur (1949) : «Il faut voler ceux qui vous aiment.» Il est évident, comme le montre et démontre superbement Cyrulnik, que la mère des années 50, pas plus que ses représentations, ne sont celles du XXIe siècle. On parle maintenant de «niche sensorielle» dans laquelle il peut y avoir une autre figure à aimer que la mère, à commencer par celle du père. La commission des mille premiers jours, dirigée par Boris Cyrulnik, a notamment montré que le fait d’augmenter le congé paternité a fait notablement diminuer les dépressions postnatales. Bowlby avait déjà proposé l’idée que l’environnement le plus favorable au développement du petit était un système familial composé de six à huit figures d’attachement : la mère entourée d’une constellation d’autres figures familiales. Les familles multirecomposées actuelles ont en ce sens – si tout est bien expliqué – une place privilégiée pour qu’un bébé se développe sous de bons auspices.
Trésor d’hypothèses
Il est impossible de rendre compte de la totalité de ce gros livre qui est le résultat de l’expérience clinique de Boris Cyrulnik avec ses nombreuses rencontres entre disciplines différentes. Mettre en lumière l’éthologie animale et la clinique humaine offre en effet un trésor d’hypothèses, mais ne permet pas – et de loin – l’extrapolation. Exemple significatif (et drôle) : une louve habituée à vivre dans l’appartement d’un couple qui prenait soin d’elle a pu comprendre que l’homme se mettait en danger en se penchant au bord du balcon. Elle s’est précipitée pour l’attraper par son pantalon et le tirer en arrière. Mais aurait-elle pu comprendre que cet être humain voulait mourir parce qu’il avait trop de dettes ou parce que sa femme venait de le quitter ? Les animaux sont-ils capables de comprendre les représentations des humains ? Question ouverte…
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