par Mathieu Lindon publié le 20 octobre 2023
Pourquoi écrit-on des lettres de suicide ? Parce qu’on se suicide, certes, mais pourquoi écrire ? Né en 1980, enseignant-chercheur en Allemagne, Vincent Platini édite ces Ecrits fantômes. Lettres de suicide (1700-1948) et les classe en différents chapitres, quand le suicide était un crime contre soi-même (et Dieu), quand il est une délivrance face à la maladie, un acte politique («Périr libre»), un remède contre le déshonneur ou contre l’amour, un acte de la vie familiale, une œuvre. Il précise que ces définitions ne sont pas exclusives les unes des autres, que le mot «suicide» date de 1734 (et est dû à l’abbé Grégoire), qu’au XIXe siècle il «désignait aussi bien l’acte que son auteur». Vincent Platini a dépouillé des centaines de «LdS» (c’est l’abréviation de «lettres de suicide» en usage) aussi bien dans les archives de la police que des journaux, s’arrêtant en 1948 quand le classement est mieux fait et que leur nombre explose, et parce que le droit d’auteur est aujourd’hui protégé pendant soixante-quinze ans (et qu’il faut penser à la vie privée des descendants).
Il a maintenu l’orthographe d’origine et s’explique sur ses choix, préférant les transgressions aux répétitions. «Les lettres les plus frappantes se font justement contre les normes et leur époque, à l’appui et en dépit de celles-ci. La surprise de l’infraction a guidé une partie de mes choix. Ni enquête sociologique ni somme historique, ce recueil est, au fond, bien subjectif. J’ai préféré cet écueil à la platitude.» Ce qui fait aussi de ce volume une œuvre littéraire aux multiples auteurs dont Vincent Platini est peut-être le principal, même s’il n’y a pas laissé sa vie. Au demeurant, des aspirants au suicide mentent ou se manquent. «La lettre peut servir d’alibi ou de menace. En quoi perdrait-elle de sa valeur si le suicide est prétendument “raté” ?»Chaque lettre est remise dans son contexte et le désespoir se teinte parfois d’incongruité sans perdre son caractère bouleversant. En 1846, Joseph Henry souhaite «forcer la justice à le suicider en usant de la peine capitale qu’il veut faire abolir», écrit Vincent Platini. 1947, Marcel F., de «mœurs spéciales» : «Je sais fort bien que, vis-à-vis des lois, je suis répréhensible, puisque j’ai eu la malchance d’être pris comme homosexuel. […] Je quitte sans regret ce monde où tout m’indiffère.» 1860, une femme inconnue : «On trouvera dans le paquet un gâteau, du pain et des pommes, tout cela est propre. Je les avais croyant les manger mais je n’ai pu qu’en manger une partie.» 1936, Paul G. : «jen ai assez vaut mieux l’autre coté c’est la solution.» 1871, Charles Seillard : «Je veux qu’on me goudronne.» Le Figaro cite aussi le mobile d’Alphonse Hannier, en 1872 : «Parce que ses bottes étaient trop étroites». 1910, Nicolas Herber : «Je sors sur ma demande. Herber.» 1930, Hélène G. : «découragee, je pars me noyer /pas loin». La même année, Albert B. : «Plus-tôt /Mourir que de souffrir /Je ne peu plus /travaillé /qu’on me pardonne /a Dieu /Asmathique /Anphisémeux /Hernieux /je souffre Martyre /A. B.» 1873, un anonyme ajoute cette phrase à un ami sur son testament : «Tu me mettras de côté les journaux où l’on parlera de ma mort.» 1875, Joseph Fédon, pendu : «N’ayant plus rien à porter chez ma tante, /je me mets moi-même au clou.» 1801, Elie Guibert, 12 ans : «Je me suis brûlé la cervelle exprès.» 1834, Victoire Penon, 15 ans : «Je vous quitte avec regret, je vous prie de ne pas chercher la cause de ma mort. Apprenez seulement que je suis accablée de chagrin depuis l’âge de douze ans, et que si j’ai toujours paru contente, c’était pour cacher mon secret.» 1911, Yvette Mercier : «et dite a lui que j’ai aimé ou je suis enterré sellement un bouquet de 2 sous de lui me fera plaisir.» 1947, Victor L., 45 ans : «J’en ai marre.» C’est l’intégralité de son texte et la dernière «LdS» du volume.
Vincent Platini : «La lettre de suicide est un écrit fantôme à l’existence diaphane. […] A travers le masque porte une voix qui poursuit les vivants, cherche à agir sur la postérité. La lettre est plus qu’un objet de mémoire, elle représente un sujet persistant. […] Paroles devant l’abîme, les lettres se présentent comme une scène de vérité indiscutable, elles prescrivent des ordres qu’on ne peut refuser, elles grondent de menaces d’outre-tombe reposant sur un autre performatif, la malédiction.» Les «LdS» sont aussi des œuvres conséquences d’œuvres mal reçues (tableaux, pièces de théâtre), une vérité qui n’a d’indiscutable que l’impossibilité de poursuivre une discussion avec leurs auteurs disparus.
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