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samedi 12 août 2023

Reportage Musée des féminismes à Angers : l’histoire remise à meuf


 


par Marlène Thomas   publié le 8 août 2023

Sur les 3 000 musées français, aucun n’est dédié à l’histoire des femmes. Au sein de la bibliothèque de l’Université d’Angers, un projet, porté par l’association Afémuse avec l’aide du Centre des archives du féminisme, devrait voir le jour d’ici à 2027.

«Je me permets de vous écrire pour vous demander la date du prochain “voyage” que vous organisez en Angleterre, car j’aimerais subir une interruption de grossesse.» L’espace-temps se contracte. Seuls la mention de l’Angleterre et le désuet papier à lettres permettent de replacer ce courrier envoyé au Planning familial par une jeune fille dans son contexte historique : 1980. Le délai légal pour avorter est alors limité à dix semaines, sans remboursement et avec autorisation parentale obligatoire (aujourd’hui la présence d’un adulte de confiance suffit). Un an après le renversement de l’arrêt Roe v. Wade aux Etats-Unis, qui a plongé (de nouveau) des millions d’Américaines dans la clandestinité, ces mots résonnent avec force pour Miranda Sachs. Historienne de la France à l’Université d’Etat du Texas, cette Américaine a traversé l’Atlantique pour consulter durant une semaine le fonds documentaire du Planning familial, conservé au Centre des archives du féminisme (CAF). Abrité au sein de la bibliothèque universitaire d’Angers, il sera le point de départ d’un futur musée des féminismes, dont l’ouverture est prévue en 2027 au cœur de cette BU de Belle-Beille.

Musée du tabac, des techniques fromagères ou des plans-reliefs… sur les 3 000 musées que compte le pays, dont 1 212 labellisés «musée de France», aucun n’est consacré à l’histoire des femmes. Inscrit dans le plan «égalité» du gouvernement, cet établissement sera l’aboutissement d’un combat long de vingt ans pour l’historienne spécialiste du féminisme Christine Bard.

«Des femmes vont au Mexique ou au Colorado pour avorter. Il est essentiel de garder des traces de ce qu’il se passe. Pour vous, c’est de l’histoire, pour nous c’est l’actualité», appuie Miranda Sachs en faisant défiler ces fragments de vie qui alimenteront un ouvrage sur l’éducation à la sexualité des jeunes issus de l’immigration. Lorsqu’elle apprend par un message de sa sœur le cataclysme de la révocation de l’arrêt Roe v. Wade le 24 juin 2022, la chercheuse est à Tours, plongée dans les lettres de Françaises cherchant à avorter au début de la décennie 70. Collision du passé et du présent. «C’était très étrange de lire leur désespoir en sachant que ça allait recommencer aux Etats-Unis. Il est très important de ne pas oublier, de garder des archives», insiste-t-elle. Une façon de sortir d’une vision linéaire fantasmée de l’histoire des femmes.

Curiosité croissante

Créé en 2000 par Christine Bard, le centre documentaire répond directement à cet enjeu de conservation et de mémoire. Dans un alignement de rayonnages colorés se cachent plus de 300 mètres linéaires d’archives féministes, issus de 80 fonds d’associations ou de militantes, comme ceux de la première ministre des Droits de la femme, Yvette Roudy, de l’écrivaine Benoîte Groult, ou encore du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception. Imprimés, journaux, sons, vidéos… Le CAF possède la plus grande concentration d’archives privées sur le féminisme, suivie par la bibliothèque Marguerite-Durand à Paris.

«La création d’un musée d’histoire des femmes à Paris a été annoncée le 8 mars 2002 à l’Hôtel de ville par le maire Bertrand Delanoë devant une salle comble. Ensuite, il ne s’est plus rien passé»

—  L'historienne Christine Bard

Sa création doit beaucoup à la restitution par la Russie en 2000 des archives de la féministe Cécile Brunschvicg, volées par les Allemands. Présidente de l’Union française pour le suffrage des femmes, Cécile Brunschvicg était l’une des premières sous-secrétaires d’Etat du gouvernement Blum, en 1936-37. Les Françaises n’ont à cette époque pas le droit de vote. «Nous avions aussi reçu le fonds du Conseil national des femmes françaises [la plus ancienne association féministe en activité, ndlr]. La bibliothèque Marguerite-Durand étant saturée, il fallait trouver une solution pour les accueillir», retrace Christine Bard, qui a fondé dans le même temps l’association Archives du féminisme.

Un véritable trésor, accessible depuis vingt ans aux seuls chercheurs et journalistes, exceptions faites de visites ponctuelles dans le cadre d’événements. Damien Hamard, directeur adjoint du pôle des archives, confirme : «Il faut montrer patte blanche. Certaines archives, comme ces lettres au Planning, sont incommunicables sauf à des fins scientifiques.» Porté par la déferlante #MeToo, le centre suscite une curiosité croissante. «De plus en plus de gens nous demandent de le visiter», se réjouit Nathalie Clot, directrice des bibliothèques et des archives de l’université d’Angers.

Aucun musée sur l’histoire des femmes

L’embryonnaire musée des féminismes entend enfin combler ce désir de valorisation et de transmission. Au début des années 2000, une première tentative de Christine Bard s’était soldée par un échec. «La création d’un musée d’histoire des femmes à Paris a été annoncée le 8 mars 2002 à l’hôtel de ville par le maire Bertrand Delanoë devant une salle comble. Et ensuite, il ne s’est plus rien passé», regrette son initiatrice en notant qu’à défaut de plus, une déclinaison virtuelle, Musea, a été créée en 2004.

La relance de ce projet est, selon elle, une «conjonction de plusieurs étincelles» : les 10 millions d’euros alloués à la rénovation de la BU d’Angers en 2022, l’envie croissante d’une valorisation des archives, et la publication par la magistrate Magali Lafourcade dans le Monde, en 2022, d’une tribune réclamant de combler ce vide muséal. La rencontre de deux volontés ayant mené à la création de l’Afémuse, l’association de préfiguration de l’établissement, coprésidée par Christine Bard. Le spectre historique a été resserré depuis 2002. «Aujourd’hui, on se dit que les féminismes, c’est déjà tellement vaste et cohérent que ça suffit», juge Christine Bard. Un choix peu répandu parmi les 80 musées de femmes de l’International Association of Women’s Museums.

Collectes actives

Le parcours permanent du musée – accompagné d’une exposition temporaire qui le précèdera dès novembre 2024 – piochera largement dans les ressources du CAF. De cet exemplaire, daté du 28 juin 1930, du journal de l’Union française pour le suffrage des femmes (intitulé la Française du Nord) s’élevant en une contre la supposée «infériorité intellectuelle de la femme», en passant par la revue Femme avenir d’un groupe gaulliste des années 70, jusqu’aux masques en plastique des Chiennes de garde de 1999, les fonds cartographient un paysage militant étendu. La majorité des pièces conservées ici appartiennent à la deuxième vague féministe, qui débute à la fin des années 60, mais peu à la première, de la fin du XIXe siècle aux années 40 (largement conservés à Paris), et à la troisième, amorcée en 1995. «Il y a un vrai enjeu, si on ne veut pas perdre la mémoire de tout ce qui se passe aujourd’hui, d’approfondir les collectes», embraye la bibliothécaire en chef Nathalie Clot.

Jusqu’à présent, les collectes du centre étaient en majorité «passives». «Nous sommes sollicitées cinq à dix fois par an pour des dons et on ne prend pas forcément tout. On peut réorienter ailleurs. Mais ça pourrait être bien plus», lâche la créatrice du CAF. Le rythme est amené à s’accélérer avec l’arrivée du musée, qui va réorienter la politique de collecte dans une démarche plus «active»et ciblée. L’enjeu est double : combler des lacunes dans certains secteurs de l’activité féministe, mais aussi récolter davantage d’objets, parents pauvres des archives. «Une expo doit être visuelle, l’écrit est nécessairement limité», illustre Christine Bard.

«Il n’y a jamais eu un seul féminisme»

Dans un échange vertueux, le centre nourrira le musée et le musée nourrira le centre. Une «récolte féministe» a été lancée mi-juin en prévision de la première exposition temporaire, «Les femmes sont dans la rue». Pancartes, banderoles, badges, tee-shirts… Tous les objets utilisés lors de manifestations féministes sont recherchés. «L’idée est qu’on récolte en même temps leur témoignage, que les militantes nous racontent comment et quand l’objet était utilisé»,complète Damien Hamard. De quoi donner corps à ces symboles. La promesse d’une valorisation rapide devrait inciter à passer le cap du legs. «Donner ses archives revient aussi à envisager sa disparition, ce n’est pas toujours facile. Mais pour certaines, c’est un geste très positif, comme une consolation après la disparition d’une association ou d’une personne», pointe Christine Bard. Des inquiétudes émergent parfois sur l’interprétation qui sera faite d’un document. «On rappelle qu’en histoire, on apprend à contextualiser. On ne fait pas un panthéon des féministes, on ne distribue pas les bons et les mauvais points», clarifie-t-elle.

Emergeant dans un paysage militant fracturé, ce musée universitaire compte s’adosser aux travaux de recherche pour dépasser les divisions. «On veut montrer la pluralité des mouvements et porter le projecteur successivement sur des aspects très différents», envisage Nathalie Clot. Même boussole pour Christine Bard : «Montrer qu’il n’y a jamais eu un seul féminisme est un enjeu majeur. Il y a cent cinquante ans, les féministes avaient aussi de forts conflits, à propos de tout. Le droit de vote, par exemple, a divisé pendant plusieurs décennies.»

Une ouverture internationale

La première acquisition du musée témoigne de cette volonté de casser une vision uniforme du féminisme. Cette huile sur toile de Léon Fauret, réalisée en 1910, représente Maria Vérone, l’une des premières avocates, prenant la parole à la tribune bondée de la salle des sociétés savantes pour pousser le remplacement de l’expression «droits de l’homme» par l’inclusif «droits humains». «C’est la seule représentation picturale connue d’une scène féministe du début du XXe siècle. Globalement, la production visuelle est plus antiféministe que féministe», remarque Christine Bard. L’œuvre a été acquise pour 20 000 euros grâce à une campagne de financement participatif.

A quatre ans de l’inauguration, difficile de se projeter sur la mue de cette BU et centre d’archives en musée que l’équipe souhaite gratuit. Les travaux commenceront à la fin de la première expo temporaire, amenée à devenir itinérante dès septembre 2025. «Nous souhaitons dédier 10 % des 6 000 m² de la BU au musée», esquisse Nathalie Clot. L’Afémuse rêve d’une scénographie immersive, d’une visite interactive avec un regard dépassant nos frontières. «Un de nos désirs est d’avoir une conception internationale des expos et une ouverture à la comparaison. Nous réfléchissons au thème de l’humour féministe, l’idée serait d’en faire un sujet franco-québécois», dévoile Christine Bard.

Subventions «décevantes»

S’inscrivant dans l’écosystème universitaire, ce musée se construit main dans la main avec les étudiants. Tout comme ceux en archivistique permettent au CAF d’exister en classant les fonds, les étudiants en études de genre planchent sur douze projets d’expos temporaires. La médiation et la traduction se feront aussi avec leur concours. Implanter ce musée très attendu dans une BU a néanmoins pu faire tiquer celles qui rêvaient d’un bâtiment en propre. L’équipe défend un projet faisant sens au niveau territorial : prolongement naturel du centre des archives, importance des études de genre, mobilisation de l’Afémuse et de Christine Bard ancrées à Angers. «Avoir un musée dans une université est aussi une garantie de libre circulation des idées. Les structures territoriales dépendent davantage d’élus, de mouvements», rebondit Nathalie Clot. Un musée universitaire apparaît également comme une solution plus écologique et économique. «Avoir un bâtiment dédié représente un coût phénoménal, donc irréalisable dans le contexte actuel quand on voit ce que l’Etat peut donner en soutien à un tel musée», rétorque Christine Bard.

L’intérêt politique se confronte pour l’heure à des «subventions décevantes», pointe l’équipe. Seul le ministère de la Culture a pour l’instant promis son soutien. Contacté par Libé, le ministère délégué à l’Egalité botte en touche se contentant de pitcher «un musée [qui] aura pour but de donner à voir et à comprendre les traces des luttes pour l’émancipation des femmes et des discriminations liées au genre et à l’orientation sexuelle». En parallèle, l’Afémuse – qui a reçu un soutien financier de la Fondation des femmes – démarche des mécènes soigneusement sélectionnés pour ne pas contrevenir aux valeurs de l’établissement. 150 000 euros sont nécessaires pour chaque exposition. Pas si cher payé pour enfin faire entrer l’histoire des femmes et de leurs luttes dans le paysage culturel français.


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