par Emmanuel Fansten publié le 28 juillet 2023
Son handicap l’empêche encore de mettre tous les mots sur ce qu’il a subi. Il y a ceux qui lui échappent sous le coup du stress ou de l’émotion. Et ceux qu’il parvient à articuler entre de longs silences, comme «enfer» ou «bourreaux». Atteint de troubles autistiques et de dysphasie, un retard du développement du langage qui se traduit par des difficultés d’élocution et de compréhension, Alexis Ratton n’en est pas moins lucide. Entre 2008 et 2016, il a été violenté, insulté et humilié sur son lieu de travail, le centre technique du conseil départemental des Hauts-de-Seine. Huit années de calvaire au cours desquelles il n’est jamais parvenu à en parler une seule fois à sa mère, pourtant sa seule confidente, de peur de l’inquiéter. Avant que sept de ses collègues rédigent une attestation pour dénoncer les impensables sévices infligés à son fils.
Depuis, deux des agresseurs ont été définitivement condamnés au pénal. Mais Alexis Ratton, 39 ans, atteint de séquelles et toujours hanté par une «angoisse diffuse», attend désormais une réparation à la hauteur de son préjudice. Il vient d’engager la responsabilité du département des Hauts-de-Seine pour faute devant le tribunal administratif. Crâne rasé et barbe parfaitement taillée, de fines lunettes cerclées sur ses yeux bleu clair, il reçoit chez sa mère, assise à ses côtés sur le canapé du salon, dans un petit appartement de Versailles (Yvelines). Leurs récits entremêlés racontent un drame intime et professionnel, qui tient autant du fait divers sordide que de l’inconcevable fait de société.
Alexis Ratton, qui n’a commencé à parler qu’à l’âge de 5 ans, a effectué la quasi-totalité de sa scolarité dans une structure spécialisée de l’hôpital de Garches (Hauts-de-Seine), avec horaires aménagés et séances de rééducation quotidiennes. Titulaire d’un CAP de serrurier-métallier, il peut se targuer d’avoir décroché la médaille de bronze du groupement interdépartemental des bâtiments et travaux publics d’Ile-de-France, récompense qu’il agrafe alors fièrement à son CV. Mais les perspectives professionnelles sont rares et le ferronnier d’art qui accepte de le prendre comme apprenti n’a aucun poste pérenne à lui proposer.
Fin 2004, sa mère, Paule Tanguy, fonctionnaire au sein du très cossu conseil départemental des Hauts-de-Seine, écrit un premier courrier à son administration, dont le nouveau président, Nicolas Sarkozy, a mis en avant sa volonté d’embaucher des personnes handicapées. Malgré plusieurs contacts et de nombreuses relances, sa demande reste longtemps lettre morte. Mais en mars 2008, après une ultime requête, la nouvelle tant attendue tombe enfin. Alexis Ratton, dont le statut de handicapé a été reconnu par la Cotorep (ancienne appellation de la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées), est embauché au centre technique du département, à la Défense. La promesse d’une autonomie financière et, plus encore, d’une place dans la société pour celui qui vient de fêter ses 23 ans. «La chance de ma vie», se souvient-il. Très vite, le rêve vire au cauchemar.
Transporté d’urgence à l’hôpital
Ce sont d’abord, les premiers mois, des quolibets sur son physique. Son binôme, Frédéric M., de seize ans son aîné, se met à le traiter de«gros» et de «puceau» sans la moindre raison. Avant de lui attribuer un surnom de mauvais augure, qui va lui coller à la peau : «Ouin-ouin». «C’était comme si on me traitait toute la journée d’idiot», raconte Alexis Ratton, qui tente mollement de se défendre. Mais plus il proteste, plus les insultes fusent et deviennent régulières. Aux violences verbales, succèdent bientôt les sévices physiques. Des pincements d’abord, puis des coups de poing dans les épaules, des gifles derrière la tête, des claquements de serviette sur le dos lors des douches, des clés de bras. Tout devient prétexte à s’en prendre à lui, surtout pour son principal bourreau, qu’il ne désigne plus que par son nom de famille. «M. me prenait très souvent les poignets, me les tordait, les écrabouillait devant tout le monde»,détaille-t-il. Dans le sillage de M., il y a ceux qui acquiescent passivement en se contentant de rire grassement face aux humiliations quotidiennes, et ceux qui y participent à leur tour, galvanisés par l’effet de groupe.
Le premier accident grave remonte à 2009, quand un de ses collègues tente de lui introduire un stylo dans l’anus à travers son pantalon. Alexis Ratton a le réflexe de riposter avec son poing mais son agresseur met son genou en opposition. Résultat : une fracture de la main et quarante-huit jours d’incapacité totale de travail. En interne, l’incident ne fait aucune vague. Pas plus que le comportement de plus en plus déviant de certains. Au sein du centre technique, les agents, exclusivement masculins, ont ainsi tendance à jouer à un jeu prisé des cours d’école, le «chat-bite», qui consiste à toucher les parties intimes de ses adversaires. En l’occurrence, celles d’Alexis Ratton, seul souffre-douleur à subir les assauts répétés de ses collègues.
Un an seulement après sa fracture de la main, il est une nouvelle fois pris pour cible par M., qui lui comprime très violemment les testicules. Transporté d’urgence à l’hôpital de Nanterre pour un traumatisme local avec hématome, il sera arrêté à plusieurs reprises au cours des mois suivants à cause de sa blessure. Motif officiel invoqué à l’époque par son chef de service pour justifier l’accident : sa caisse à outils aurait glissé sur lui avant de lui heurter les parties génitales.
Ligoté à trois reprises
Malgré cette alerte sérieuse, d’autres agressions à connotation sexuelle vont se multiplier. Comme ce jour où l’un de ses collègues l’embrasse à pleine bouche par surprise, devant l’assemblée hilare. «Un choc et une humiliation terrible», se remémore-t-il. Jamais à court d’idées, deux autres agents du centre technique vont ensuite le ligoter à trois reprises sur une chaise avant de lui arracher les poils du torse avec du rouleau adhésif. «La troisième fois, l’un d’eux a mis du Scotch sur mon visage, couvrant mon nez et ma bouche,poursuit-il. Je ne pouvais plus respirer, j’ai commencé à paniquer.»Terrorisé, le jeune homme n’ose toujours rien dire à l’extérieur et ne parvient même plus à se rebeller. «Au début, je montrais les dents, j’essayais de me défendre, mais ça a pris de l’ampleur, ça m’a dépassé. Alors j’ai commencé à m’enfermer dans une bulle.» Le même mutisme le paralyse lorsqu’un autre collègue met en marche un perforateur à béton au niveau de sa fesse, jusqu’à déchirer son pantalon et lui brûler l’arrière de la cuisse.
Le jeune homme se réfugie dans le silence, mais son corps semble parler pour lui. Face au stress quotidien, il prend du poids et enchaîne les crises d’épilepsie. La médecine du travail, qui attribue ces violents accès d’angoisse à la présence de machines potentiellement dangereuses à la serrurerie, préconise de le changer de service. En février 2014, Alexis Ratton est muté à l’atelier polyvalent, mais toujours en binôme avec son principal agresseur et sous la responsabilité d’un nouveau chef, Paulo P., qui va devenir à son tour un complice actif de son calvaire. Dès sa prise de poste, le harcèlement reprend de plus belle. «Presque tous les jours, M. me bloquait les mains, disait devant tout le monde : «Pendant que je vais baiser ta mère, toi tu passeras la tondeuse.» Il faisait ça devant mon chef, ça les faisait rire quand je criais…»
Le drame de trop
Loin de se limiter à l’atelier, les humiliations se multiplient lors des missions dans les différents services du département. Comme lorsque M. fait basculer Alexis dans un cylindre en accordéon utilisé pour les ventilations, entreposé à la verticale sur un chantier. «Il m’a mis dedans, la tête en bas et les pieds en l’air. Je me suis débattu et eux rigolaient.» Lors de ces interventions, plusieurs personnes lui conseillent d’arrêter de se laisser faire. En vain. «J’avais des idées noires, reprend-il. En rentrant chez moi, j’avais envie de sauter sur les rails quand le train arrivait. La nuit, je priais pour que tout s’arrête.» Devenu croyant depuis la mort récente de son père, il n’en finit plus d’être la risée d’une partie de ses collègues. Un après-midi de 2016, lors d’un pot au service, M. le ceinture pendant qu’un autre lui dessine un pénis sur le crâne avec un feutre. Gausserie générale.
Jusqu’à l’ultime épisode, qui se produit quelques semaines plus tard. Alors qu’Alexis Ratton prend sa douche à la fin de son service, M. ouvre la porte de l’extérieur avec un tournevis et se met à le reluquer avec mépris en l’insultant. Le jeune homme tente alors de repousser son harceleur en dirigeant vers lui son pommeau de douche, mais ce dernier referme la porte sur son bras pendant de longues secondes, et appuie tellement fort qu’Alexis finit par faire un malaise. Pour certains témoins de la scène, qui décrivent ses jambes flageolantes et son bras bleu, c’est le drame de trop.
Absence de mécanismes d’alerte
Deux jours après, sept salariés du centre technique rédigent une attestation et alertent Paule Tanguy, qui se souvient être «tombée de très haut», oscillant entre son «incrédulité» face aux faits relatés et sa «culpabilité» de n’avoir rien vu durant toutes ces années. «Comment de telles horreurs peuvent se dérouler au sein du département le plus riche de France ?» s’offusque la mère d’Alexis, qui convainc alors son fils de porter plainte.
Placé en garde à vue, Frédéric M., le principal suspect, reconnaît des brimades et quelques coups. S’il évoque des «jeux» à l’initiative d’Alexis, il nie les faits les plus graves. Tout comme l’ancien chef du service, Paulo P., qui admet des «erreurs» mais dénonce une affaire montée de toutes pièces par des collègues jaloux. Juste après l’ouverture de l’enquête judiciaire, un troisième mis en cause se suicide. Quant à la victime, les experts désignés dans le cadre de la procédure judiciaire soulignent le «retentissement psychologique majeur» dont il souffre toujours, entre perte de confiance, graves troubles du sommeil et état anxiodépressif. «Le handicap même de M. Ratton a empêché toute forme de plainte ou de doléances», notent-ils dans un rapport.
Etrangement, l’affaire n’a pas connu le moindre retentissement médiatique. «Même l’édition locale du Parisien n’en a pas parlé», s’étonne sa mère, qui dénonce une «omerta». Les prévenus, tous deux pères de famille, sont finalement condamnés à six mois et un an de prison avec sursis. Au cours de l’enquête, l’un et l’autre ont mis en cause le département, assurant n’avoir jamais été formés pour gérer ce type de handicap. Des manquements aujourd’hui pointés par l’avocat de la victime, Jean-Christophe Ménard, qui dénonce une «faute répétée» du conseil départemental, d’autant plus grave que l’administration était parfaitement informée du statut de son agent. «Alexis Ratton était supposé faire l’objet d’une protection, d’une attention et d’un encadrement particulier, mais le département n’est jamais intervenu et l’a maintenu dans un service totalement inadapté aux travailleurs handicapés», insiste Me Ménard, qui met aussi en avant l’absence de mécanismes d’alerte destinés à prévenir ce type d’incidents. Pour l’avocat, le lien de causalité est clairement établi entre les fautes commises par le département et le préjudice subi par son client.
De son côté, le conseil départemental des Hauts-de-Seine affirme au contraire avoir géré au mieux la situation, en diligentant une enquête interne à peine les faits connus et en révoquant les deux principaux harceleurs. «Les fautes personnelles de ces deux agents sont incontestables, mais elles sont détachables de leur fonction», estime l’avocat du département, Jean-François Morant, qui souligne que l’administration assume pleinement sa responsabilité juridique en tant qu’employeur, tout en contestant toute «défaillance systémique». «Ces faits ont été tus pendant des années, poursuit l’avocat. Malheureusement, personne ne peut se prémunir contre ce type de comportement pervers.»
Refuge dans l’art
En arrêt maladie depuis sept ans, Alexis Ratton a trouvé refuge dans l’art. Lors de l’enquête judiciaire, l’une des expertises psychiatriques a suggéré qu’il puisse être atteint du syndrome autistique d’Asperger, du fait du développement simultané chez lui de plusieurs «dons», en particulier de grandes capacités dans le domaine du dessin et de la peinture.
Parmi la dizaine de toiles qu’il tient à nous montrer ce jour-là, des natures mortes au réalisme troublant côtoient des paysages expressionnistes aux couleurs vives. «Seule la peinture permet de m’apaiser», assure Alexis Ratton, qui se dit incapable de se «projeter dans l’avenir» mais rêve de pouvoir un jour exposer ses toiles. Avec l’espoir, encore lointain, de trouver enfin sa place.
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