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samedi 20 août 2022

Sophie Dubuisson-Quellier, sociologue : « L’injonction aux “petits gestes” pour le climat peut être contre-productive »

Par.  Publié le 17 août 2022

ENTRETIEN « Chaleur humaine » (2/5). Dans cet épisode du podcast du « Monde » consacré au défi climatique, la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier aborde la question de la répartition, entre les individus et le collectif, des efforts à fournir face à l’urgence.

A quel point les gestes individuels contribuent-ils à limiter notre empreinte carbone ? Faut-il arrêter de prendre l’avion, cesser de manger de la viande, changer sa chaudière à gaz ? Ou bien est-ce d’abord à l’Etat et aux grandes entreprises de faire des efforts ?

La question de la répartition des efforts à fournir entre les individus et le collectif agite de longue date les réflexions sur la manière de faire face à l’urgence climatique. Cet été, les discussions autour de l’usage de l’eau ou du fait de prendre l’avion pour les vacances ont été au cœur des débats. Dans cet épisode de « Chaleur Humaine », diffusé le 5 juillet sur le site du Monde, Nabil Wakim échange avec la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier, membre du Haut Conseil pour le climat et autrice de La Consommation engagée (Presses de Sciences Po, 2009).

Vous travaillez depuis plusieurs années sur l’idée de « consommation engagée » et pourtant vous êtes très critique à l’égard de cette notion. L’incitation aux gestes individuels pour faire face à l’urgence climatique vous semble-t-elle utile ?

D’un côté on peut se demander : « Que peuvent faire les consommateurs en tant qu’individu ? », c’est-à-dire : « Qu’est ce qui est à leur portée ? Quelle est aussi la portée de ces actions individuelles à travers la consommation engagée ? » Et puis, de l’autre côté, notamment de la part des pouvoirs publics, il y a des injonctions très fortes qui s’adressent aux individus pour leur dire : « Eh bien, vous devez vous responsabiliser, vous devez faire attention, vous devez penser à vous, à vos gestes individuels, pour préserver le climat. »Donc, on est vraiment dans une situation où on attend énormément des individus. D’ailleurs, on déploie aussi toute une politique publique pour les mobiliser.

Pourquoi n’êtes-vous pas à l’aise avec cette idée d’inciter à des gestes individuels pour préserver le climat ? Diminuer ses trajets en voiture, changer sa chaudière à gaz ou manger des produits locaux, cela a-t-il un impact malgré tout ?

Tout simplement parce que la sociologie nous apprend en fait que beaucoup de ce qui relève des comportements individuels est inscrit dans des dimensions très collectives. Elles ont un poids tel que ça oriente ou contraint fortement les décisions individuelles. L’exemple de la chaudière à gaz est très intéressant : on peut se poser la question de ce choix d’équipement. Qu’est-ce qui relève d’une décision prise à un moment donné, optimisée, réfléchie, responsable ? Et qu’est-ce qui relève d’un équipement qui était déjà dans un logement ? Cet exemple montre qu’une grosse partie de ce qui est pensé comme nos choix individuels relève en fait de cette organisation collective.

C’est la même chose sur le sujet des déplacements. Les renvoyer à de l’arbitrage individuel, c’est faire l’hypothèse que, par exemple, chaque matin, vous partez de chez vous et vous avez devant vous plusieurs options : « Je prends ma voiture, je prends le métro, je vais à vélo. » Comme si chaque matin, on remettait à zéro les compteurs. Bien sûr, les choses ne se passent pas du tout comme ça. La plupart de nos comportements de mobilité sont encastrés – c’est vraiment le mot – dans toute une série de choses qui sont très collectives : en premier lieu, l’aménagement du territoire. Si vous êtes à la campagne, prendre le bus ou le vélo, ce n’est pas forcément possible. Et puis, il y a toute l’organisation familiale qui fait que c’est vous le mardi matin qui allez déposer les enfants par exemple, et donc il n’est pas possible, ce jour-là, de prendre le vélo. On observe une forte dimension collective dans nos gestes individuels qu’il faut prendre en compte avant de construire ces injonctions aux individus.

Une étude du cabinet Carbone 4 estime qu’environ un quart du chemin à réaliser peut être fourni par des efforts individuels. Cela montre bien que la plus grande partie des efforts relève du collectif, mais le poids des gestes individuels n’est pas négligeable…

Il ne s’agit pas de gommer ce que peut faire chaque individu. Nous avons tous des marges de manœuvre, malgré tout ! C’est pour cela que je parle plutôt d’encastrement que de détermination collective des comportements individuels, mais il est important de penser cette dimension collective. Parce que si on ne le fait pas, on efface les différences et les inégalités qui touchent les différents individus. Encore une fois, quand on est à la campagne, il y a certains modes de mobilité qui sont beaucoup plus difficiles d’accès, c’est la même chose si on habite en banlieue ou dans des zones très périphériques de villes, etc. Avoir une injonction permanente qui s’adresse aux individus indépendamment des inégalités qui les concernent pose des problèmes fondamentaux. La crise des « gilets jaunes » ne dit pas autre chose. Une partie de la population s’est sentie particulièrement ciblée à la fois sur la question de la responsabilité, mais aussi par une contribution extrêmement forte à la résolution des problématiques climatiques. Les efforts étaient demandés à des gens qui n’ont pas d’autre choix que d’utiliser une voiture et qui n’ont pas la possibilité d’investir dans un véhicule moins polluant, et qui se sont retrouvés extrêmement pénalisés.

C’est ce qu’expliquent certains économistes spécialistes des inégalités, comme Thomas Piketty ou Lucas Chancel. Ce dernier explique qu’en France les 50 % les moins fortunés émettent cinq tonnes de CO2 par an. Les 10 % les plus fortunés sont à vingt-cinq tonnes. Mais on pourrait avoir le raisonnement inverse du vôtre et se dire, justement, que les gestes individuels des plus fortunés sont d’autant plus importants pour gagner la bataille climatique. Est-ce qu’ils n’ont pas plus d’impact ?

Tout à fait. Les marges de manœuvre d’une partie de la population – en l’occurrence celle qui a la contribution la plus forte au changement climatique – sont beaucoup plus élevées que pour une autre partie de la population, plus contrainte sur le plan économique. Le problème, c’est que les injonctions envers les individus sont assez peu socialement différenciées. On entend peu parler de façons de mobiliser les individus sous l’angle de la mise en regard de leur contribution, avec leur responsabilité.

Quand on regarde les études sur le sujet, on voit bien que la population qui achète des fruits et légumes bio ou des produits issus du commerce équitable, ou encore qui valorise les produits locaux, c’est justement la population la plus favorisée. Ce comportement ne peut-il pas servir de modèle et irriguer l’ensemble de la société ?

Cette population-là, on va dire que ce sont les « bons élèves » du climat. Ce sont justement des gens qui vont faire attention à une grande partie de leurs gestes, de leur mode de vie, par choix, parce qu’ils en ont la possibilité, à la fois en termes économiques, mais aussi matériellement, logistiquement. Mais aussi parce que – on oublie souvent cette dimension-là, qui est importante – statutairement, ils peuvent bien valoriser ce type de comportement parmi leurs pairs, ceux qui leur ressemblent. Il y a aussi des formes de positionnement, voire de compétition sur ce créneau. Et il y a également la capacité à « reconvertir » ces efforts pour être valorisé dans ces comportements. C’est une tendance propre à ces milieux sociaux finalement assez restreints – qui sont plutôt le haut des classes moyennes et le bas des classes supérieures – des gens qui ont un niveau de capital scolaire élevé, qui ont fait plus d’études que la moyenne et qui, sans pour autant être très riches, ne sont pas contraints économiquement. C’est extrêmement minoritaire, mais très visible dans la société pour des raisons qui s’expliquent assez simplement.

On parle de gens du monde de l’éducation, de la recherche, des médias, de la culture, qui sont donc en capacité de diffuser, de transmettre. Il y a un exemple assez illustratif de cela : la première Association pour le maintien de l’agriculture paysanne (AMAP), qui fonctionne avec des systèmes de contrats faits auprès d’un maraîcher pour obtenir de manière hebdomadaire des paniers de légumes et de produits locaux, s’est créée à la Maison de la radio. Donc, il y a eu un certain espace de diffusion médiatique à faire connaître ces initiatives, et finalement leur donner une visibilité sociale qui excédait très largement ce que ça représentait, en termes de volume d’échanges. Le monde de l’enseignement et de la recherche s’est lui-même intéressé très tôt à ces signaux faibles. J’ai travaillé sur ces questions-là il y a vingt ans et je dois bien dire que j’ai aussi contribué à cette visibilité un peu artificielle d’un phénomène qui est resté, sur le plan sociologique, assez restreint.

Justement, ces positions privilégiées pour transmettre des pratiques individuelles qui sont pensées comme vertueuses, cela permet-il quand même de diffuser ces valeurs dans la société ?

Le problème, c’est que cela procède d’une vision assez erronée du changement social et des mécanismes sociaux, parce que les sociétés sont en réalité stratifiées. Vous pouvez prendre l’image de couches de terre qui seraient un petit peu indépendantes les unes des autres, voire hermétiques. Ce qui se passe dans une strate ne diffuse pas nécessairement dans une autre et peut même, au contraire, provoquer des effets de mise à distance.

C’est-à-dire que cela peut fonctionner comme un repoussoir ? Avec, d’un côté, la caricature de l’urbain surdiplômé qui fait du vélo en étant végétarien et, de l’autre, le chasseur qui roule en diesel en faisant des barbecues ? Est-ce que ces représentations ne sont pas un peu caricaturales ?

Ces représentations existent, pourtant ! En sociologie, on appelle ça des frontières symboliques, c’est extrêmement fort. Je peux l’illustrer de nouveau avec le cas des « gilets jaunes ». C’est une population qui a eu des frottements assez rugueux avec le monde des médias sur le thème : « Vous représentez ces urbains diplômés, vous avez le choix de plein de choses, ne venez pas nous expliquer comment on doit faire. » On peut aussi parler des très riches, des élites économiques ou sportives qui sont dans des systèmes de luttes statutaires « contraignantes » – le mot est peut-être mal choisi, mais c’est pour signifier leur poids, important. Dans ces milieux, il s’agit de faire des démonstrations, les plus fréquentes possibles, de modes de vie assez somptuaires. Ce qui donne des joueurs de foot qui vont se prendre en selfie dans un jet privé, alors qu’il y a une autre partie de la population qui n’accédera jamais à ce mode de vie, puis une autre partie qui va dire : « Attention, ça a des impacts extrêmement forts sur le climat, on ne devrait pas se vanter de ça. » On voit bien tous les écarts qu’il y a et les mécanismes collectifs dans lesquels sont pris ces groupes sociaux. Et, finalement, cette logique d’influence ne fonctionne que dans un groupe de pairs, dans un groupe qui nous ressemble. Mais avec le risque qu’au bout d’un moment ça bloque, que ça ne traverse pas une autre strate sociale, pour les raisons de frontières symboliques dont j’ai parlé.

Est-ce qu’il n’y a pas un risque que cette analyse ait un effet contre-productif ? Si on arrive à l’idée que les gestes individuels ont un impact qui n’est pas majeur sur les émissions de gaz à effet de serre et qu’ils sont confinés à des groupes sociaux particuliers, est-ce qu’on ne risque pas de déresponsabiliser une partie des citoyens ?

Oui, tout à fait, c’est vrai, mais c’est justement l’effet très paradoxal de cette « surresponsabilisation » des individus. Au fond, à part pour les très convaincus dont on vient de parler, pour le plus gros de la population, cela fonctionne comme une façon de dire : « Ah mais en fait rien n’est possible à notre niveau, les marges de manœuvre sont trop faibles. » Cela peut être démobilisant, aussi parce que ces injonctions rendent également plus visibles les effets de dissonance, c’est-à-dire ce qu’on demande à chaque individu et ce qu’on voit dans le reste de la société. Du côté des plus modestes, qui sont déjà dans des situations très difficiles, vous voyez surtout des démonstrations d’abondance à la télévision, dans les médias, ou lors de la fashion week – ou lorsqu’un premier ministre va voter en jet privé, par exemple. Ces éléments sont créateurs de dissonance assez violente et renvoient les individus à leur incapacité à faire bouger un système, ainsi qu’à l’idée qu’ils seraient plus responsables que d’autres parce qu’ils doivent changer… là où le reste ne bouge pas.

Si on suit votre raisonnement, on peut se sentir libéré d’une forme de pression à répondre à ces injonctions individuelles… mais, d’un autre côté, cela veut dire que pour faire baisser de manière efficace les émissions de gaz à effet de serre, il faut remettre à plat le fonctionnement d’une économie globalisée qui est construite pour favoriser la production et la consommation de masse. Ce n’est pas exactement facile à décréter.

Ce qui est compliqué, c’est que ces injonctions individuelles à la sobriété ont lieu dans un contexte où ce qui est valorisé, c’est l’abondance. Chacun sait bien que dans une trajectoire de vie, il y a des marqueurs sociaux qui traduisent le fait qu’on a « réussi » : le fait d’acquérir un véhicule, un logement, pouvoir partir en vacances et peut-être même encore mieux, partir en vacances au soleil en prenant l’avion, pouvoir offrir un beau mariage à ses enfants, etc. On pourrait même ajouter, dans certains milieux, la consommation de viande. Tout cela permet de faire la démonstration qu’on arrive à faire pleinement partie de la société, qu’on y est « arrivé ». Le sociologue de la consommation Maurice Halbwachs expliquait déjà que consommer, c’est montrer qu’on fait partie de la société. On est tous un peu pris là-dedans. Ceux qui sont vertueux, les « bons élèves du climat », arrivent, eux, à compenser le fait de dire par exemple : « Je renonce aux vacances en avion », en le valorisant socialement.

Il y aurait un bénéfice social à dire « je refuse de prendre l’avion », « je renonce à ma voiture » ou « je suis végétarien » ? Ces efforts ne sont pourtant pas tous simples à entreprendre…

C’est-à-dire que je me retrouve dans la situation de renoncer à certaines choses, non pas parce que je n’y ai pas accès, mais parce que j’ai le luxe de pouvoir y renoncer. C’est complètement différent !

Pourquoi notre société est-elle à ce point structurée autour de la notion d’abondance ? Est-ce pour cela que le concept de sobriété est si difficile à appréhender pour un certain nombre d’entre nous ?

Notre rapport à la consommation a été construit collectivement autour de ces valeurs d’opulence et d’abondance. Pourquoi ? Quand on a eu des gains de productivité, par exemple en accédant à des énergies fossiles peu chères, on a pu produire plus. On aurait pu reconvertir d’autres façons ces gains de productivité, mais ce qu’on a fait dans l’ensemble c’est qu’on a produit plus, et on s’est retrouvés à devoir écouler des quantités énormes de produits. Et ça continue aujourd’hui : dans beaucoup de secteurs de la grande consommation, on a une production qui est très largement excédentaire à ce que peut absorber la consommation. C’est aussi pour cela qu’on a beaucoup de gaspillage, de destruction de matières. On peut penser à l’alimentation, mais aussi au textile, aux cosmétiques.

Puisqu’on a une production excédentaire, il faut maintenir sous perfusion cette consommation. Donc on va faire racheter à des gens des choses qu’ils ont déjà, faire renouveler plus fréquemment, en organisant des formes d’obsolescence, soit technologiques, soit en créant des effets de mode. Parfois il va s’agir de politiques publiques, comme pour les remplacements de véhicules. On va également faire acheter plusieurs fois la même chose : dans l’industrie des cosmétiques, on vous fait acheter une crème de jour et une crème de nuit. Une autre astuce consiste à vous faire acheter des produits très tôt dans la saison pour que l’on soit sûr d’avoir capté des clients. Bref, le marketing est extrêmement inventif pour trouver les moyens de maintenir sous perfusion cette consommation.

Pourtant, quand on regarde les trajectoires climatiques, qu’il s’agisse de celles dessinées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, de l’Agence internationale de l’énergie, ou de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, aucun scénario ne tient si on ne réduit pas notre consommation d’énergie. Or, cela veut dire réduire notre consommation tout court. Comment concilier des objectifs qui devraient nous amener à diminuer fortement cette logique de consommation, et ce système que vous décrivez de production et de consommation de masse ? C’est assez vertigineux.

C’est justement pour cela qu’il serait bon d’arriver à sortir de cette injonction extrêmement simpliste, qui consiste à dire uniquement : « Il faudrait arrêter de consommer autant. »Formulé comme ceci, c’est vraiment un vœu pieux et une injonction très naïve. Parce qu’encore une fois notre système de valeurs est construit autour de l’abondance. C’est vrai, le sujet devient vertigineux parce que c’est très complexe. Mais, en même temps, si on ne prend pas cette complexité au sérieux et qu’on continue à répéter en boucle qu’il faut faire des « petits gestes », on ne sera pas en capacité d’agir sur les gros leviers macroéconomiques dont je parle.

Pourtant, on voit bien de la part du gouvernement et des pouvoirs publics qu’il y a cette volonté d’insister sur les efforts individuels. Or, quand on regarde de plus près l’empreinte carbone du secteur des télécoms, c’est la fabrication de nouveaux équipements qui consomme beaucoup. Les experts du secteur expliquent qu’il vaudrait mieux obliger les opérateurs à ne plus renouveler les téléphones tous les deux ans, mais plutôt tous les quatre ans, ou à étendre les contrats de garantie plus longtemps. N’est-ce pas sur ce genre de sujets que peuvent intervenir les politiques publiques de manière efficace ?

En effet, on a besoin de politiques publiques parce qu’il s’agit de changer les conditions de création de richesse – même si je préfère employer le mot de « prospérité ». Les politiques publiques vont donner des horizons aux acteurs économiques pour leur expliquer les trajectoires dans lesquelles il faut s’engager, et les changements que doivent consentir les entreprises. Alors, naturellement, le monde économique est souvent assez conservateur, parce qu’il faut faire face à des risques, gérer des emplois, etc. Mais on peut lui donner des perspectives sur les trajectoires à prendre, on peut aider les entreprises en soutenant des modèles économiques alternatifs, on peut créer d’autres indicateurs, des instruments qui permettent de mesurer des impacts sur le climat et de les articuler autour du développement de l’entreprise.

De fait, beaucoup de grandes entreprises se sont dotées d’objectifs ambitieux de « neutralité carbone » à l’horizon 2050, mais, quand on regarde dans le détail, il est difficile de voir comment la plupart d’entre elles comptent y parvenir. On peut avoir la crainte qu’il s’agisse plus de communication que de virage complet…

Tout à fait. Beaucoup d’entreprises aiment bien expliquer qu’elles ne peuvent pas bouger tant que ça, parce qu’elles sont tenues par leurs actionnaires, par leur marché ou par leurs collaborateurs qui ne voudraient pas changer. Mais actuellement, il est en train de se passer quelque chose de très intéressant : ces mouvements d’étudiants, de jeunes diplômés, de jeunes cadres, formés par de très grandes écoles. Ces derniers sont destinés à mener de très jolies carrières dans ces grandes entreprises, en accédant assez vite à des niveaux de décision élevés. Or on commence à entendre des étudiants qui disent : « Moi, je n’ai pas nécessairement envie de contribuer au changement climatique en travaillant dans tel secteur, voire en travaillant dans telle entreprise » – avec certaines sociétés particulièrement citées.

Quand un jeune étudiant, un jeune diplômé, dit, par exemple : « Je ne veux pas travailler chez TotalEnergies parce qu’ils produisent du pétrole et du gaz », est-ce que ça, ce n’est pas un geste individuel ?

On est là dans l’action collective, au sens de la sociologie. Parmi ces collectifs, par exemple, certains sont organisés pour faire circuler d’une entreprise à une autre des moyens de faire bouger sa hiérarchie ou ses collaborateurs, pour se passer des trucs et astuces qui relèvent du fonctionnement du monde des organisations et notamment du monde des entreprises. On pourrait ajouter l’administration et la fonction publique dans ces organisations qui sont chahutées par ces mouvements-là. Là, on n’est vraiment pas du tout dans des gestes individuels. On est vraiment dans une action collective qui a, malgré tout, une certaine portée. Parce que, précisément, on est au cœur et on n’est plus aux marges. On a démarré cet entretien en parlant de consommation engagée, de bio, des AMAP, etc. Toute une série d’initiatives qui ont été extrêmement importantes pour faire évoluer les prises de conscience de ces problématiques, mais qui ont finalement pour limites de se situer aux marges de l’économie, aux marges de la société. Là, le mouvement dont je parle se déroule au cœur des grands groupes ou de la haute administration, donc au cœur des espaces de décision et d’actions qui vont avoir des effets collectifs, structurants, et pouvoir en retour changer les comportements individuels.

Mais il est important de comprendre qu’il s’agit bien de mécanismes collectifs, j’insiste là-dessus. Bien sûr, c’est complexe, mais après tout, le climat, c’est complexe et on a su le comprendre ! Il me semble qu’on peut faire l’effort d’investir cette complexité de la société à partir des sciences humaines et sociales. Cette crise climatique, c’est une crise sociale, une crise de nos organisations sociales, donc elle concerne l’économique, le politique, le social. Et on ne pourra pas résoudre cette crise sans comprendre comment ça fonctionne.

Sophie Dubuisson-Quellier

Sophie Dubuisson-Quellier, docteure en sociologie de l’Ecole des mines de Paris, est directrice de recherche au CNRS et directrice adjointe du Centre de sociologie des organisations, unité mixte de recherche de Sciences Po et du CNRS. Elle est également chercheuse associée à l’Institut du développement durable et des relations internationales et présidente du conseil scientifique de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Elle travaille sur la fabrique sociale des comportements de consommation, à partir de l’analyse du rôle des mouvements sociaux, des politiques publiques et des fonctionnements marchands. Elle a notamment publié La Consommation engagée en 2009 (Presses de Sciences Po).



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