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vendredi 19 août 2022

Reportage La «S», en avant marge !

par Marie Klock, envoyée spéciale à Sète et à Vielsalm (Belgique)  

publié le 18 août 2022

Depuis trente ans, le centre d’art belge accueille des créateurs atteints de handicap mental. Le fruit tonitruant et farfelu de leur collaboration avec des artistes neurotypiques s’expose en ce moment au Musée international des arts modestes de Sète.

Un formidable brouet cuit à gros bouillons au Miam, le Musée international des arts modestes de Sète, et ce ne sont pas les quatre murs de cet ancien chai à vin qui l’empêcheront de se déverser sur le monde. Un fumet puissant s’en dégage : ça sent bon la liberté. On l’avait senti jusqu’en Seine-Saint-Denis, où une déambulation à travers les locaux de Mains d’œuvres pour le festival Sonic Protest nous avait permis de découvrir l’énigmatique Barbara Massart toute de laine cagoulée, placardée au mur grandeur nature. Un peu plus loin, Frémok, attablé derrière ses dernières parutions, nous aidait à relier les fils. Barbara vit et tricote dans les Ardennes belges, son atelier se trouve à la «S» – la quoi ? – la «S», comme la lettre, un lieu où travaillent et se côtoient des artistes avec et sans handicaps mentaux, d’ailleurs des œuvres issues de la S sont exposées en ce moment à Sète, dont le catalogue de l’expo, édité par Frémok. C’est le signal qu’attendait le lettrage de la couv pour lancer l’assaut et venir se planter dans notre œil telle une armée de singes multicolores évadés du cirque Pinder. A leur suite, jaillissant des pages, un cortège comme on n’en avait jamais vu : Barbara, pioche à la main, mais aussi des catcheurs, les Dupondt, Sylvester Stallone, la Vierge Marie, des étuis péniens, une cité de carton, un crocodile à pois, des gueules dissymétriques, cortège bruyant, chamarré, disparate, qui nous attire irrésistiblement dans son sillage.

Quelques semaines plus tard, nous voilà à Sète. L’exposition, titrée «Fictions modestes & Réalités augmentées», est la première à se tenir au Miam depuis que le musée fondé par Hervé Di Rosa et Bernard Belluc a fêté ses vingt ans. Un fragment après l’autre, dans le désordre, on découvre ce qu’est la S (anciennement : la Hesse) à travers les productions de ceux qui la fréquentent. Non loin de l’entrée, le film Match de catch à Vielsalm restitue le big bang. Nous sommes en 2006 et c’est la première résidence organisée par la S. Ce centre de création né en 1992 et destiné à des personnes handicapées mentales adultes voit ainsi débouler, sur l’initiative de son énergique directrice Anne-Françoise Rouche, une petite fournée d’auteurs de la maison d’édition Frémok. La première rencontre a lieu dans la cantine, des mains se serrent avec plus ou moins d’assurance sous l’œil tremblotant de la caméra, des binômes se forment naturellement, par affinités, entre les habitués et les nouveaux venus. Et puis le travail commence, les collaborations s’approfondissent, les talents des uns complètent ceux des autres ; le montage de ce passionnant making-of en plusieurs «rounds», à l’image de son sujet, est vivant et plein d’humour, à mille lieues d’une communication institutionnelle proprette, rythmé par des jingles et effets visuels dignes des plus grands affrontements entre Hulk Hogan et Iron Sheik.

«Vengeance de caniche»

Loin au-dessus de nos têtes pendent des bannières et des uniformes, vestes de soldats kaki bardées d’insignes farfelus qu’on peut admirer de plus près en montant à l’étage supérieur. On y découvre, dans une vitrine qui complète l’accrochage, tout l’attirail de cette «Army secrète» constituée par l’artiste de la S Jean-Jacques Oost – qui s’est très logiquement attribué le grade de général – avec l’illustrateur Moolinex. Le premier est passionné par l’imaginaire guerrier et se balade volontiers en uniforme, le second apporte son sens de la couleur et de la blague explosive, le tout se passe sur un territoire ensanglanté par la bataille des Ardennes, dans un atelier qui fut une caserne.

Mené par ce duo, c’est tout un bataillon qui se forme pour malaxer l’histoire, la détricoter, la recoudre en vrac et s’en vêtir : tel blouson affiche «TROMPE-LA-MORT» dans le dos, les écussons fleurissent par dizaines, des coiffes brodées prennent la place des képis, les slogans disent «Tous en avion», «La gloire ou la mordre»,«Vengeance de caniche», et le souci du détail a été poussé jusqu’à concevoir des fusils en tissu, des paquets de clopes peints (les Gauloises deviennent «Ma Gaule»), des livrets militaires détournés à l’encre de Chine…

Fantaisies militaires, imaginaire religieux (l’impressionnante série Ave Luïa) mais surtout figures populaires ou médiatiques, de Donald Duck à Donald Trump, Johnny Hallyday, Tintin ou Jean-Claude Van Damme, les œuvres de ces «outsiders» sont tout sauf exemptes de références culturelles et questionnent sans gêne la définition de l’art brut. A ce stade il paraît impensable de ne pas aller à leur rencontre. Deux jours à Vielsalm au début du mois de juillet, alors que la caserne accueille une nouvelle tripotée d’artistes en résidence (parmi eux : Pakito Bolino, Dav Guedin, le collectif de sérigraphes serbes Matrijarsija…) nous permettent de découvrir l’ampleur de cet édifice qu’a mis sur pied Anne-Françoise Rouche en trente ans. Au départ simple atelier occasionnel sur un coin de table, désormais Centre d’art brut et contemporain reconnu par le ministère de la culture et employant une dizaine de salariés. On visite les lieux avec sa directrice, relayée spontanément par l’une des habituées des ateliers, Irène Gérard, 64 ans, pomme fripée, pinceau à la main, qui s’interrompt dans le grand portrait d’Abba sur lequel elle est penchée pour nous montrer ses œuvres accrochées çà et là. Elle s’exprime par phrases courtes et hâtives, s’habituer à son débit et combler les trous demande un peu d’entraînement, mais ses gestes sont sans équivoque, très précis. Dans le classeur où s’accumulent les toiles grand format, devant le bureau d’Anne-Françoise, Irène nous désigne les œuvres l’une après l’autre, les examine, reconnaît les styles et nomme leurs auteurs. S’emparant d’un journal sur une pile, elle nous le tend pour montrer avec fierté une page qui parle d’elle.

«Je fais ce que je veux»

Les habitués que l’on croise au gré des ateliers (peinture /gravure, textile, musique, art numérique, tous animés à l’année par des artistes chevronnés et non des thérapeutes) sont diversement loquaces, souvent curieux des visiteurs, généralement fiers de montrer leur travail. A l’abri de sa casquette matelassée, Séverine Hugo, dans l’atelier peinture de Michiel De Jaeger, montre des photos anciennes qu’elle a choisies dans un album mis à disposition par l’animateur. Elle y a dessiné cercles et ovales parfaitement concentriques, au bic et au feutre, et s’enthousiasme : «Ce que je fais, ça part au musée ! Ça, ça part à Bruxelles !» Elle interpelle Anne-Françoise : «Mon amour !» Le vieux Joseph Lambert, qui réalise patiemment des lignes de spirales multicolores en bout de table et que Michiel appelle «le chef», taquine Séverine en lui envoyant des bisous du bout des doigts. Plus loin, l’espace d’exposition accueille les œuvres à quatre mains tonitruantes (jaune ! noir ! rose ! cyclopes ! démons ! pin-ups !) de Pakito Bolino et Pascal Leyder. C’est là, sur une grande table, que se déroule l’atelier BD animé par les artistes en résidence et une stagiaire de la S, Emilie Raoul, jeune virtuose de l’illustration qui étudie à la Haute école des arts du Rhin. Les participants sont une bonne douzaine, tous arrivent en car à 9 heures et repartent à 16 heures, journée rythmée par une pause déjeuner et deux pauses café. Mission du jour : réaliser une planche sur deux calques superposés, un pour les traits, un pour les aplats, pour que le tout puisse être sérigraphié ensuite, en deux passages, avec l’aide des spécialistes venus de Belgrade.

Les artistes se mélangent, échangent des conseils ; Dav Guedin suggère à Jean-Michel Bansart (54 ans, rouflaquettes, sourire perpétuel) de remplir telle partie de la case plutôt que telle autre, Jean-Michel Bansart suggère à Dav Guedin d’aller se faire cuire un œuf : «Je fais ce que je veux !» Marie Bodson, sympathique trentenaire trisomique, jette des regards enamourés à Dav et sert de modèle à son amie Sarah Albert, un peu plus jeune qu’elle, talentueuse portraitiste. En fin de journée, un autoportrait de Sarah ornementé par Marie se retrouve sérigraphié par cette dernière sur des tee-shirts, avec l’aide de l’artiste suisse Nicolas Chuard. Le résultat est très réussi, l’assemblée enthousiaste.

La taulière Anne-Françoise, native de Vielsalm, nous raconte l’histoire de la S et la sienne avec simplicité – fille d’ouvriers, diplômée des Beaux-Arts de Liège, intriguée par les travaux du Créahm (pour «Création et handicap mental») près de son école, premier boulot en tant qu’animatrice au foyer de la Hesse, révélation. Son langage est concret et ses actes parlent pour elle : voilà un lieu lumineux, spacieux, fonctionnel, chaleureux, généreusement équipé grâce à des financements qu’elle obtient en se démenant avec opiniâtreté. Un lieu où les habitués circulent librement, développent leurs mythologies personnelles, aiguillés par des «facilitateurs» qui offrent des moyens et suggèrent des routes tout en respectant les sensibilités. Surtout, un lieu ouvert sur l’extérieur via résidences, expos et collaborations durables, notamment avec l’Erg (Ecole de recherche graphique) à Bruxelles, une nécessité pour conjurer l’isolement géographique de cette zone rurale à une heure de Liège. Cet isolement a été une chance pour le projet d’Anne-Françoise qui explique avec humour : «Lorsque j’ai déposé mes premiers dossiers de demande de subvention au ministère de la Culture, les responsables de l’époque ont regardé la carte et ont estimé que je vivais dans le no man’s land culturel wallon ! Grâce à l’atelier la Hesse, le ministère allait pouvoir mettre une nouvelle épingle sur sa cartographie de développement culturel. Le “désert ardennais” aurait désormais un atelier créatif subventionné !» En guise de discours théorique, celle qui a fini par découvrir un jour qu’elle faisait «de la psychothérapie institutionnelle sans le savoir»préfère nous flanquer entre les mains le massif Knock ! Outsider, ouvrage manifeste de la S sorti en 2014 chez Frémok. Avant de nous convier à un apéro où se mélangeront un graveur sur purée de patates au chalumeau, un rappeur marseillais trisomique, une nouvelle fournée de Serbes et tous les autres artistes en résidence, pour finir par se dissoudre collectivement dans la bière locale. On est en Belgique, tout de même.

«Fictions Modestes & Réalités augmentées», jusqu’en janvier 2023 au Miam de Sète


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