par Lelo Jimmy Batista publié le 13 avril 2022
On dit que lorsqu’un vieux meurt, une bibliothèque brûle. Dans Vortex, il y en a deux, c’est dire si ça flambe. Lui a la tête pleine d’idées embrouillées, bureau encombré, étagères saturées, il écrit un livre sur les rêves au cinéma. Ses mouvements sont lents mais précis, il fait attention à son apparence, prend le temps de s’habiller. Il parle beaucoup, s’emporte un peu mais finit toujours par lever le pied – il a des problèmes de cœur. Elle, c’est une ancienne psy, calme, pondérée, qui se déplace presque comme si elle flottait, sans toucher terre. Un soir, elle s’est endormie dans un monde et le lendemain elle s’est réveillée dans un autre, le paradis s’était envolé. Elle est en train de lâcher la rampe. Tout ce qui lui reste, c’est sa capacité à rédiger ses propres ordonnances médicamenteuses, embrumées, inappropriées, systématiquement refusées par les pharmaciens. Ils vivent ensemble mais dans deux mondes séparés, deux dérives, soulignées par un split-screen quasi permanent à l’écran, procédé qui parait au départ un peu balourd mais s’avère finalement le seul envisageable.
C’est-à-dire qu’ils se croisent à peine dans cet appartement qu’ils hantent plus qu’ils n’habitent, glissant tous les deux vers une fin inéluctable, sous les yeux impuissants d’un fils (Alex Lutz, impeccable) pas mal fébrile lui aussi, qui a beaucoup de mal à se remettre sur les rails après un passage en hôpital psychiatrique, beaucoup de mal à ne pas replonger dans la toxicomanie, beaucoup de mal à admettre qu’il est fauché, beaucoup de mal à gérer seul un enfant, fatalement en manque d’attention. Ça fait beaucoup de beaucoup, même pour Gaspar Noé, pas tellement réputé pour sa retenue. Et pourtant, ça se tient, dans les grandes lignes, voire au-delà. Malgré un démarrage façon «dernier avertissement avant le grand tour de manège du sordide» (générique de fin défilant à l’envers au début du film, scopitone de Mon amie la rose de Françoise Hardy balancé en intégralité) et un trait parfois creusé au burin (la scène où Alex Lutz se défonce sur fond d’Ennio Morricone), le réalisateur, sans franchement dévier de sa voie habituelle – Vortex n’est pas si éloigné que ça de Carne, Seul contre tous, Irréversible ou même Love – trouve rapidement le ton juste.
Touchants et désespérants
Impitoyable mais jamais larmoyant, Vortex donne l’impression de décrire moins un effondrement qu’une descente effroyable et vertigineuse vers l’inconnu. Un équilibre dû pour l’essentiel aux acteurs, qui réussissent à habiter leurs personnages sans en faire des épouvantails de la dégénérescence – foncièrement humains, palpables, simultanément touchants et désespérants. Interprété par le cinéaste Dario Argento, l’homme se montre vite pénible quand il se met à soliloquer dans le vide, pathétique quand il espère réveiller une vieille histoire adultère avec une collaboratrice et pourtant désarmant avec sa tête de petit garçon coincé dans un amas de chair livide. La femme, miraculeuse Françoise Lebrun, si rare qu’on doit encore rappeler qu’elle fut la Veronika de la Maman et la Putain de Jean Eustache, marche, elle, sur un fil tout le long du film. Une corde tendue à tout péter d’où elle tombe parfois, dégringolant dans un gouffre béant, avant de remonter, puis de retomber, inlassablement, avec de grands yeux étonnés.
Quand les deux se rencontrent, c’est l’enfer, comme lors de cette discussion de sourds dans la cuisine où le petit-fils pilonne ses voiturettes comme un dégénéré (scène à laquelle la salle répond comme elle peut – soupirs exaspérés, fous rires nerveux, grincements angoissés). Ou quand elle interrompt son bain à lui pour balancer une pleine corbeille de papiers dans la cuvette des WC (phobiques des toilettes bouchées, attention : n’allez voir ce film sous aucun prétexte). En marge de son sujet, Vortex en aspire d’autres : la drogue, omniprésente, sous toutes ses formes (scène paroxystique où Françoise Lebrun se concocte une effroyable bouillasse médicamenteuse de pilules et sirops), le rêve, le cinéma, le passé, présents dans chaque recoin de l’appartement du couple qui dégueule littéralement de souvenirs et d’expériences, bourré à craquer de tout ce que beaucoup considèrent aujourd’hui comme futile, superlatif, obsolète, bon pour la casse – revues, livres, photos, cassettes VHS.
Transparence totale
Semi-improvisé en équipe réduite durant la crise sanitaire, le film de Noé est à la fois comme on l’imagine et complètement différent, dérapage ravagé et main réconfortante, comme une mauvaise nouvelle qu’on vous annoncerait ivre, en hurlant, mais sans fards, avec une transparence totale et étrangement apaisante – parce qu’à sa manière, elle soulage d’un poids. Etrange harmonie qui rend aussi l’affaire étonnamment digeste : 2 heures 20 âpres, peu aimables, mais auxquelles il est rétrospectivement difficile d’ôter la moindre seconde et qu’on préférera de toute manière à 1 heure 20 de politesses. «Old age ain’t for sissies», disait Bette Davis – «le vieil âge n’est pas pour les mauviettes». Y aller trop rapidement ou avec des pincettes aurait été une trahison. Pudique, bordélique, agaçant, fascinant, Vortex se range dans cette catégorie fantôme des films qu’on n’aime jamais complètement mais à qui l’on sacrifie volontiers un coin de neurones. Qu’on ne reverra peut-être pas, qu’on ne rangera sur aucune étagère, avec lesquels on se bat constamment, mais qui sera toujours présent, morcelé, désordonné, à portée de mémoire. Vivant – tant qu’en persistera le souvenir.
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