par Marc Crépon, Philosophe publié le 11 avril 2022
Beaucoup d’entre vous, déçus par le premier tour des élections, envisagent de bouder les urnes, le 24 avril prochain, convaincus que donner votre vote à Emmanuel Macron ou à Marine Le Pen revient au même. L’un et l’autre incarnent à vos yeux une politique désastreuse, qu’en aucun cas vous ne voudriez soutenir à l’avance ou cautionner par votre suffrage. Je comprends la colère qui vous anime, j’entends vos arguments et votre défiance à l’encontre d’un président dont, peut-être, comme moi et comme tant d’autres électeurs de gauche, vous avez contribué à l’élection, il y a cinq ans, pour faire à nouveau barrage à l’extrême droite.
Vous avez le sentiment d’avoir été floués, trahis, et vous n’avez aucune difficulté à égrener vos griefs. Ils sont justifiés. Comme vous, j’ai présent à l’esprit les images qui n’ont fait, ces cinq dernières années, que brouiller les cartes ; je me souviens des conditions inhumaines du démantèlement des camps de migrants et avec lui du durcissement des conditions de leur non-accueil, j’ai en mémoire les violences policières qui ont réprimé le mouvement des gilets jaunes, je n’ai pas oublié l’arrogance, les marques de mépris, l’indifférence à la misère sociale qui auront levé tous les doutes, s’il y en avait, sur l’ancrage idéologique de sa pensée. Surtout, je me rappelle avoir, l’espace de quelques semaines à peine, imaginé et espéré que, peut-être, l’élection de ce nouveau président entraînerait une réelle modernisation de la démocratie, qu’elle consacrerait un exercice du pouvoir moins vertical… et combien cet espoir, vain et naïf, fut déçu. Vous vous dites, dès lors, que vous avez «déjà donné» et que vous n’allez pas vous «faire avoir» une deuxième fois.
Savoir discerner le risque de la catastrophe
Notre idéalisation de la démocratie voudrait que lorsque nous votons pour un candidat, nous soyons portés par le désir de le voir réaliser son programme et par le crédit minimal que nous apportons à sa capacité de donner à notre existence, individuelle et collective, ouverte sur l’avenir, un nouveau souffle. Nous aimerions accorder notre soutien à quelqu’un qui pourrait, à nouveau, nous faire rêver d’une nouvelle chance accordée à ceux et celles pour lesquels la politique semble n’avoir jamais d’yeux ni d’oreille : ses laissés-pour-compte, dont le malheur est le «reste muet». Ecrivant «nous», je songe plus particulièrement à tous ceux et celles d’entre vous, dont le choix se sera porté, au premier tour sur un candidat dit «de gauche», et que, une fois de plus, des divisions indignes ont privés de la possibilité de poursuivre leur rêve au second tour. Mais la démocratie ne consiste pas toujours, malheureusement, à choisir le meilleur. Elle est aussi parfois – et il serait redoutable de l’oublier – d’éviter le pire. Plus que jamais nous avons donc besoin d’exercer notre esprit critique, en nous souvenant que son éveil n’est peut-être jamais autant nécessaire que dans des circonstances dramatiques, quand celles-ci exigent de nous, avec une certaine urgence, de savoir discerner le risque de la catastrophe, avec son cortège d’injustices accrues.
Il me faut donc vous parler du pire qui pourrait venir, pour vous redonner le désir d’empêcher qu’il arrive. Choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen n’est pas choisir entre Charybde et Scylla, car leurs programmes, leurs pensées ne sont pas ancrées dans la même histoire, pas plus que leur analyse du présent et l’avenir qu’ils promettent ne sont les mêmes. La politique «identitaire» que projettent la présidente du Rassemblement national et ses partisans vindicatifs est animée d’un esprit de vengeance et d’un ressentiment contre le temps. Elle se nourrit du fantasme d’une «identité nationale» restaurée, au nom d’une vision de la France qui, parce qu’elle ne correspond à aucune réalité, ne pourra s’imposer autrement que par la violence. Quelle violence ? Celle de mesures discriminatoires, attentatoires aux droits et aux libertés, contraire aux valeurs et aux principes, sur lesquels tant bien que mal la République repose. Ne vous y trompez pas ! Gardez-vous d’imaginer que sa venue au pouvoir serait sans effet sur l’éducation, sur la culture, le monde associatif, sur leur soutien et leurs vecteurs : tous ces lieux, ces institutions, éducatives et culturelles, ces associations, les journaux, les radios, les programmes télévisuels qui permettent à chacun et chacune de vous d’inventer sa propre singularité. Cela arrivera, de façon brutale ou insidieuse. Cela s’est vu partout où, en Europe ou ailleurs, des partis politiques se réclamant de la même idéologie, ont entrepris de transformer et contrôler la société qu’ils gouvernent d’une main de fer.
Main de fer et mise au pas
Il faut vous représenter cette main de fer. Elle est sans commune mesure avec l’arrogance et la suffisance du pouvoir auxquelles vous êtes habitués. Vous percevez les mesures libérales du président sortant, sa politique sociale, son exercice du pouvoir comme une violence. Et vous avez de bons arguments pour étayer votre diagnostic intransigeant. Mais cette violence, de quelque façon qu’on l’analyse, n’est pas de même nature que cette mise au pas de la population, pleine de haine et de rancœur qui aura toujours constitué, dans l’histoire, l’apanage des régimes extrêmes, nostalgiques de la discipline, de l’ordre et d’une autorité prompte à réprimer et museler toute forme d’opposition et de contestation. Comment ? En grignotant, une à une, les libertés, en s’attaquant au pluralisme démocratique, en jouant des passions négatives qui divisent la société pour la fracturer, dresser les uns contre les autres, offrir en pâture à la population matraquée de ses slogans à l’emporte-pièce des boucs émissaires, que leur différence (de couleur de peau, d’origine, de religion, de mœurs, de culture, de pensée) suffira à désigner pour cible. Le Rassemblement national, si vous le laissiez prendre le pouvoir, n’aura pas de mal à le faire. Cela fait des décennies que son discours vindicatif s’y emploie, cela fait des décennies que ses dirigeants rêvent de mettre en actes, de traduire dans la réalité le poison que lentement mais sûrement leur rhétorique potentiellement meurtrière, leurs outrances et leurs provocations verbales ont distillé dans les veines de la société. Je ne vous donne pas de leçon… et vous n’avez pas à en recevoir. Vous savez tout cela aussi bien que moi, mais vous êtes en colère… et je ne voudrais pas que dans quelques semaines, quelques mois, vous vous réveilliez en vous disant : «C’est arrivé, on nous avait prévenus, nous le savions… et nous n’avons rien fait pour l’empêcher.»
Cette élection est triste, elle n’est plus ennuyeuse, parce que le risque est réel que son résultat tourne au cauchemar. Quel que soit le résultat du 24 avril, il ne vous rendra pas heureux. Vous n’aurez pas désiré ce qui arrivera. Vous serez, nous serons dans l’opposition, mais selon le nom qui sortira des urnes, la résistance ne sera pas la même. Il faut donc mettre les choses dans le bon ordre : éviter le pire tout d’abord, descendre dans la rue ensuite. Car il n’est pas vrai que le pouvoir ne lui appartient pas. Il est nécessaire qu’elle y prenne sa part. Et ce qu’il faudra faire savoir, rappeler au président sauvé de la défaite et de l’humiliation, c’est qu’il vous est redevable de cet évitement… et que vous n’entendez pas qu’il l’oublie sous prétexte que sa légitimité démocratique lui laisserait les mains libres pour vous faire avaler de nouvelles couleuvres. C’est alors que viendra le temps d’exprimer inlassablement votre refus sans concession. Il est vrai qu’on a pu parfois être tenté par le pire, en s’imaginant que le meilleur en sortirait, qu’il était, en d’autres termes, la condition d’un grand soir, dès lors qu’une fois arrivé, il unirait contre lui les forces du progrès. Mais ce n’est jamais ainsi que les choses se passent. Le pire est durable. Et, une fois qu’il est arrivé au pouvoir, il n’y a pas de moyen, pas de ruse ni de violence, de confiscation des libertés, qu’il ne se retienne de mettre à son service, pour s’y maintenir. La politique est un art de l’anticipation… et c’est maintenant qu’elle nous requiert.
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