Il n’est pas un manuel de neuropsychologie qui ne consacre quelques lignes à l’extraordinaire histoire de Phineas Gage. Le cas emblématique de cet homme, dont le crâne a été perforé par une barre à mine, est considéré comme essentiel dans la compréhension des troubles de la personnalité. Pendant l'été, « le Quotidien » revisite les neurosciences à travers des cas cliniques célèbres.
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Tout commence le 13 septembre 1848 pour Phineas Gage, à 16 h 30. Ce contremaître de 25 ans travaille à la construction d’une ligne de chemin de fer à la périphérie de Cavendish, dans le Vermont, aux États-Unis. Alors qu’il bourre de la poudre noire dans le creux d’un gros rocher pour le faire exploser, il oublie d’ajouter du sable par-dessus. C’est alors qu’un coup de barre à mine provoque une étincelle et met le feu à l’ensemble.
À cause de l’explosion, la longue barre métallique décolle et pénètre la tête de l’homme au niveau de l’arcade zygomatique gauche, traverse l’orbite gauche et le lobe frontal pour ressortir de la boîte crânienne près de la ligne médiane à la jonction entre les sutures coronales et sagittales. Emportée par son élan, la barre à mine, de 110 cm de long et de 3,2 cm de diamètre, atterrit 25 mètres plus loin.
L’œil gauche est à moitié sorti dans l’orbite. On ne sait pas si Phineas Gage a perdu connaissance, des témoins ayant noté chez lui quelques mouvements convulsifs des extrémités supérieures. Malgré la gravité apparente de la blessure, Phineas Gage peut marcher et parler. Il se tient même debout dans la charrette qui le transporte pour être examiné par un médecin à Cavendish.
De la matière cérébrale s’écoule en dehors de sa tête lorsqu’il arrive dans le cabinet du Dr Edward H. WIlliams. Le patient sera rapidement pris en charge par un autre praticien, le Dr John Martin Harlow.
Un cas jugé improbable
Âgé de 29 ans et récemment diplômé du Jefferson Medical College de Philadelphie, le Dr Harlow constate que le cerveau de Phineas Gage n’a plus de lobe frontal gauche. Il retire alors quelques fragments osseux, une petite quantité de tissu cérébral jugé non viable, et traite l’infection de la plaie. Le médecin ayant pris soin de ne pas refermer le crâne afin d’éviter la compression du cerveau, le patient ne mourra pas de son œdème cérébral. Contre toute attente, celui-ci regagne même son domicile 74 jours après son accident. Il a perdu l’œil gauche et présente une paralysie faciale incomplète du même côté.
Le Dr Harlow relate le cas de Phineas Gage dans un article qu’il envoie au « Boston Medical and Surgical Journal ». Celui-ci est publié en janvier 1849. Le cas est jugé tellement incroyable que certains praticiens n’y croient pas. Un chirurgien, le Dr Henry J. Bigelow, finance alors le voyage de Phineas Gage à Boston en 1850 afin de l’examiner et de s’assurer de la véracité de ce cas clinique hors normes.
Gage n’était plus Gage
Jusque-là, Phineas Gage était considéré comme un homme sérieux, posé, sociable, affable, doté d’un bon jugement. Après sa blessure, il va devenir agité, instable, asocial, irrévérencieux, capricieux, grossier, montrant peu de déférence pour les autres. Ces amis disent ce lui : « Phineas Gage n’était plus Gage. »
Ce changement de personnalité et de comportement social est en lien avec la perforation du crâne par la barre à mine qui a lésé la région frontale. Phineas Gage parvient cependant à vivre de façon indépendante, même s’il a perdu son emploi. Il va occuper divers emplois. Il fait des apparitions dans un cirque où il exhibe la barre à mine qu’il emporte partout avec lui.
À la fin des années 1850, Phineas Gage se rend à Valparaíso, au Chili, où il travaille comme conducteur de diligences à six chevaux, ce qui laisse à penser qu’il avait largement récupéré sur le plan neurologique. Plus tard, Gage rejoint sa famille en Californie et travaille dans plusieurs fermes, ayant des difficultés à occuper longtemps un même poste.
Il commence à souffrir de crises d’épilepsie à partir de février 1860 et décède le soir du 21 mai 1860, quatre mois après sa première crise convulsive. Douze ans s’étaient écoulés depuis son accident.
Exhumation du crâne
Après avoir appris le décès de Phineas Gage, le Dr Harlow obtient en 1867 l’exhumation de son crâne du cimetière Lone Mountain de San Francisco. Le crâne et la célèbre barre à mine reviennent alors au médecin qui en fait don au Warren Museum de la faculté de médecine de l'Université Harvard. On peut cependant regretter qu’une autopsie n’ait pas été réalisée. Il faudra attendre vingt ans avant que le Dr Harlow ne décrive les changements de comportement de Phineas Gage intervenus après sa récupération.
L’histoire de ce patient a donné lieu à de nombreux récits déformant la réalité. Ainsi, l’ampleur des changements de personnalité de Phineas Gage semble avoir été exagérée, donnant l’impression qu’il était devenu une sorte de sociopathe.
En 1994, l’« affaire Phineas Gage » a été réexaminée par des chercheurs américains (le couple Damasio). Ceux-ci ont étudié le crâne avec des techniques de reconstruction informatique modernes pour déterminer la trajectoire la plus probable de la barre de fer. Ils interprètent les manifestations cliniques observées comme la conséquence de déficits dans les processus de prise de décisions rationnelles.
Une nouvelle reconstruction de la trajectoire est réalisée en 2004 par une équipe de Boston pour laquelle l’atteinte concerne surtout le lobe frontal gauche, épargnant le lobe frontal droit. Dix ans plus tard, des chercheurs californiens ont rapporté que la barre de fer a entraîné une perte étendue de connectivité fonctionnelle, intra et inter-hémisphérique, dans la substance blanche. Ils estiment que si 4 % du cortex se trouvaient sur la trajectoire de la barre, 11 % de la substance blanche du lobe frontal de Phineas Gage a été endommagée.
Enfin, en 2015, une équipe française a déterminé que trois importants réseaux de substance blanche, impliqués dans les performances de la prise de décision, le traitement des émotions et le système de récompense, ont été lésés. Les dommages s’étendraient donc au-delà des cortex orbito-frontal et dorso-latéral directement endommagés par la barre de fer.
Un bond pour les neurosciences
L’accident de Phineas Gage est longtemps resté le seul cas documenté de lésion isolée d’un lobe frontal ayant provoqué un changement de personnalité. Ce cas a joué un rôle considérable dans la découverte des comportements associés à une lésion aiguë préfrontale. Il a également apporté des éléments sur la possibilité de récupération du traumatisme frontal à l’âge adulte. Enfin, il a concouru à l’émergence de travaux sur la localisation des fonctions cérébrales.
De nos jours, il n’est pas un manuel de neuropsychologie qui ne consacre quelques lignes, voire un chapitre entier, à l’extraordinaire histoire de cet homme. Ce cas emblématique est considéré comme essentiel en neurosciences sociales. Il a par la suite donné lieu à une profusion des travaux sur les régions préfrontales visant à comprendre les troubles de la personnalité. Par ailleurs, ce cas a aussi conduit au développement de la psychochirurgie et, un siècle plus tard, à l’utilisation abusive de la lobotomie frontale.
Marc Gozlan
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