« Au-delà de la jeune Greta », écrit Marion Robin, psychiatre d’adolescents, c’est une « nouvelle éthique du rapport à l’autre qui permet aux jeunes de sortir d’une société qui les a façonnés dans l’impuissance acquise comme certitude ».
Publié le 29 juillet 2019
Tribune. L’image dominante de l’adolescence est aujourd’hui représentée par des jeunes de 12 à 25 ans qui traversent une crise. Apathiques, repliés sur eux-mêmes, critiques envers leurs parents : la vision d’une adolescence « canapé-selfie » inquiète, et plus personne ne sait exactement à quel âge ce stade de développement est censé se terminer. Activisme idéologique et engagement politique paraissent loin de cette construction de l’adolescence occidentale des trente dernières années, qui a plutôt été l’objet d’une médicalisation à l’excès.
Pourtant, la génération Z, née après 2000, nous montre que cette époque est en train d’être révolue. Brutalement, en 2018, une mobilisation citoyenne émerge chez les jeunes, qui ne sont plus appelés adolescents. Greta Thunberg, 15 ans à ce moment, engage une grève étudiante qui mobilise des centaines de milliers de participants à travers le monde.
En fait, elle semble surtout avoir rendu visible un mouvement qui avait démarré quelques années plus tôt, une mobilisation croissante des jeunes pour la survie de l’espèce : en marge de la COP21, le mouvement COY (Conference of Youth) avait par exemple mobilisé des milliers de jeunes venant de nombreux pays pour la défense du climat. Leur organisation très précise incluait des méthodes collaboratives de travail et de modération de réunions inspirées des Nations unies, signant là une forme de maturité inédite. Ils montraient d’ores et déjà leur volonté d’accomplir une transition citoyenne aux côtés des nombreux adultes engagés dans cette voie.
Une bascule individuelle
Au-delà de la jeune Greta, qui a la particularité de questionner sans détour la lucidité et la culpabilité des adultes, les poussant ainsi à se mobiliser dans l’action ou à se replier dans le discrédit, cette nouvelle génération sollicite directement la fonction de « contenance » du monde adulte : il s’agit de la façon dont celui-ci est capable de répondre, de reformuler, d’agir et non seulement de réagir à cette jeunesse qui l’interroge et avance vite. Mais comment est-on passé si rapidement d’une adolescence assise à une jeunesse en action ?
Au premier plan, il existe une bascule individuelle : la conscience d’un danger a produit un passage à l’action en lieu et place de la dépression liée à une impuissance défaitiste (que peut-on faire face au système ?), d’un doute obsessionnel (une issue est-elle possible ?) ou d’un déni de la réalité (ça n’existe pas). Pour cela, il a fallu contenir individuellement les angoisses de mort, les dégager d’un sentiment de devoir et d’une culpabilité devenus paralysants.
Pourtant, beaucoup d’adultes restent actuellement bloqués dans ces trois impasses. Où cette génération d’adolescents a-t-elle donc trouvé ses ressources, elle qui depuis la naissance a été abreuvée de très nombreuses images de mort, omniprésentes à la télévision ou sur Internet, entre autres celles des attentats en Occident et ailleurs. D’où est sortie leur impulsion si ce n’est par un effet de renversement, de saturation de la mort via les écrans et les réseaux sociaux qui, après les avoir fixés sur leur canapé, les ont finalement mis debout derrière 15 000 scientifiques internationaux pour la défense du vivant ?
Il y a toujours trois niveaux pour changer le monde : le contenant global (la société), le contenant local (les relations) et l’individu
Ensuite, cet engagement établit d’emblée un sentiment d’appartenance qui manquait largement. Il vient présenter une alternative à l’hubris et à la compétition à tous les niveaux : par des actions de coopération très coordonnées à travers le monde pour la protection des générations futures, par la réinvention des façons de consommer, de produire, d’habiter, de se nourrir.
Le sentiment de solitude diminue et le bénéfice psychique est immédiat, via la possibilité d’une réalisation de soi dans ce qui fait sens ici et maintenant (par exemple, le végétarisme rassemble les actions individuelles quotidiennes dans une cohérence planétaire). Or, la solitude des jeunes avait, depuis plusieurs années, atteint des sommets, ajoutant des ingrédients aux modalités suicidaires d’expression de la souffrance adolescente en ce début de XXIe siècle.
Sa propre finitude
Enfin, sur ce chemin de l’individuel vers le collectif, chacun change ce qu’il peut à son niveau, de façon perceptible dans le quotidien, et produit pourtant un changement pour le groupe. Le précepte de Gandhi « Sois le changement que tu souhaites voir dans le monde » inspire cette forme d’action qui consiste à lâcher l’emprise sur l’autre, le contrôle, la surveillance, pour se centrer sur soi, en sachant que cela diffusera ensuite sur autrui si et seulement si cette centration n’est pas un but premier.
Cette nouvelle éthique du rapport à l’autre permet aux jeunes de sortir d’une société qui les a façonnés dans ces rapports d’emprise et, à l’extrême, dans l’impuissance acquise comme certitude. Cette impuissance qui faisait dire à tous, il y a dix ans, qu’ils n’allaient pas changer le monde à leur niveau, sans prise en compte du fait qu’il y a toujours trois niveaux pour changer le monde : le contenant global (la société), le contenant local (les relations) et l’individu.
Ces trois étapes – supporter la prise de conscience de sa propre finitude, modifier radicalement son rapport à autrui, agir sur soi pour agir sur le monde – sont les conditions centrales pour qu’un jeune sorte de l’adolescence et ne s’enferre pas dans une attente infinie et une passivité adulte aliénante. C’est l’entrée dans l’adolescence qui rend possible la richesse d’un œil neuf, la remise en question, l’impulsion, l’exploration sans limite, mais c’est la sortie qui rend possible la construction.
C’est l’entrée dans l’adolescence qui rend possible l’intelligence visionnaire, mais c’est la sortie qui rend possibles la réalisation de cette intelligence dans les actes, l’engagement dans la vie lorsqu’on a pressenti la mort, l’engagement dans la survie psychique et physique de l’espèce lorsque ses remparts en sont à ce point menacés. C’est ici le visage inédit d’une jeunesse qui ne peut plus se permettre de rester en adolescence.
Marion Robin est psychiatre d’adolescents à l’Institut mutualiste Montsouris. Elle est l’auteure d’« Ado désemparé cherche société vivante » (Odile Jacob, 2017).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire