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vendredi 5 octobre 2018

Laure Murat : « #metoo est la première remise en cause sérieuse du patriarcat »

Pour l’essayiste, qui enseigne la littérature aux Etats-Unis, le mouvement né dans les suites de l’affaire Weinstein permet d’inventer un nouveau féminisme.
LE MONDE  |  Propos recueillis par 

A Los Angeles, le 12 novembre 2017.
A Los Angeles, le 12 novembre 2017. DAVID MCNEW / AFP
Essayiste, auteure d’une demi-douzaine d’ouvrages, dont La Maison du docteur Blanche (JC Lattès, 2001) ou encore L’Homme qui se prenait pour Napoléon (Gallimard, prix Femina 2011), Laure Murat partage sa vie entre la France et les Etats-Unis, où elle enseigne la littérature à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA).
Une position privilégiée qui lui a permis d’observer de part et d’autre de l’Atlantique le mouvement #metoo, auquel elle a consacré un ouvrage, Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’après-Weinstein (Stock, 176 p., 17,50 €).
Diriez-vous que votre livre est avant tout une invitation à débattre enfin de #metoo ?
Oui, en ce sens où mon projet entend faire une mise au point dans une perspective historique et lancer quelques pistes de réflexions et de discussion. Je m’étonne d’ailleurs de la faiblesse du débat en France, où les médias se focalisent en priorité sur les supposées « dérives » du mouvement #metoo, ses « ambiguïtés », sur le « puritanisme américain » qui menacerait le pays de la « galanterie ».
Ces clichés, ressassés par des polémistes issus de l’extrême droite catholique sédimentés pas la Manif pour tous, évitent de parler du cœur du problème : l’abus de pouvoir, dans toutes les couches de la société. Outre que les médias entendent « faire le buzz » en caricaturant le problème et en le réduisant à une « guerre des sexes », il faut prendre en compte que nous absorbons à peine le choc provoqué par ce mouvement.
Un choc qui continue de produire ses effets, comme on a pu le constater dernièrement avec le mouvement de grève inédit des employées de McDonald’s aux Etats-Unis contre le harcèlement sexuel ou l’affaire du juge Brett Kavanaugh, dont la nomination à la Cour suprême a été entravée après les accusations de violences sexuelles portées à son encontre. #metoo a rebattu les cartes. Désormais, on ne pourra plus revenir en arrière.

« IL DEMEURE UNE VRAIE RÉSISTANCE DANS LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE LIÉE À CES NOTIONS DE GALANTERIE ET DE LIBERTINAGE, QUI SONT LES PARAVENTS DU HARCÈLEMENT »
N’y a-t-il pas, néanmoins, un danger que ce mouvement retombe en France ?
C’est une crainte légitime. Mais avant qu’il ne retombe, encore faudrait-il qu’il s’élève vraiment. L’omerta, en France, est très puissante. Aussitôt soulevées, les « affaires » (Haziza, Besson, Depardieu…) s’évanouissent dans la nature. Quid du milieu du sport, de la restauration, de l’édition ? Quel est le rôle de la presse ? C’est aussi, et d’abord, un problème politique, lié à la révolution conservatrice qui a vu l’effondrement du Parti socialiste, et à une collusion opportuniste avec l’extrême droite populiste.
Ce contexte a vu la disparition du rôle de l’intellectuel et de son regard critique. Plutôt que d’entendre ad nauseam les vitupérations d’Alain Finkielkraut, de Luc Ferry ou de Raphaël Enthoven, je préférerais un forum où des jeunes de 15 à 35 ans soient invités dans une conversation démocratique stimulante, en présence d’intellectuels tels que Geneviève Fraisse, Elsa Dorlin ou Pap Ndiaye.
Votre livre a ceci d’intéressant que vous avez un double regard, français et américain, sur les événements...
J’enseigne depuis douze ans aux Etats-Unis, et dans ma vie franco-américaine, l’affaire DSK a marqué un tournant. En 2011, j’ai été sidérée par les réactions en France, qui, avec complaisance, évoquaient un « séducteur », un « homme qui aime les femmes »
Aujourd’hui encore, il demeure une vraie résistance dans la société française liée à ces notions de galanterie et de libertinage, qui sont les paravents du harcèlement. Cette revendication du libertinage me paraît extrêmement suspecte dans le sens où il s’agit historiquement – pas dans sa dimension philosophique du XVIIe, mais celle du XVIIIe siècle – d’un souci de contrôle de son propre corps et de celui de l’autre. C’est une affaire de pouvoir, et qui dit pouvoir dit abus de pouvoir.
On retrouve cette revendication du libertinage dans la tribune signée par cent femmes, dont Catherine Deneuve, intitulée « Nous défendons la liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle »...
A ce sujet, on peut observer deux choses : d’une part, un aveuglement volontaire de personnes issues d’un petit milieu intellectuel et bourgeois – en ce sens, c’est un problème de classe –, qui s’accrochent à de vieilles traditions qui n’ont plus de raison d’être dans le monde globalisé. D’autre part, il y a, chez certaines femmes, une forme de servitude volontaire par rapport à ce système, terrorisées qu’elles sont à l’idée de lâcher une syntaxe à laquelle elles sont habituées et qui fait d’elles des objets sexuels.
Vous noterez aussi que dans cette tribune, il n’est jamais question du désir féminin. C’est toujours la femme qui est l’objet du prédateur. Il y a peut-être plus intéressant à élaborer que cet érotisme de la domination à sens unique, que je trouve très pauvre. J’aime beaucoup cette proposition de Gloria Steineim : « eroticize equality » (« érotiser l’égalité »), sous entendu : plutôt que la domination et la violence sexuelle. Vaste programme.
Avez-vous le sentiment que #metoo a accentué les divisions qui traversent les mouvements féministes en France ?
C’est fort possible. Beaucoup de femmes se revendiquent féministes, mais elles n’ont pas grand-chose à voir les unes avec les autres. L’affaire Harvey Weinstein a surtout fait émerger ce que j’appellerais un « faux féminisme », qui prend prétexte de certains acquis pour liquider les revendications élémentaires d’un égalitarisme véritable et nécessaire.
Observe-t-on les mêmes divisions outre-Atlantique ou, à l’inverse, l’accession de Donald Trump a-elle contribué à resserrer les rangs ?
L’élection de Donald Trump a considérablement changé la donne. Il ne s’agit plus de se tirer dans les pattes, car les menaces sont désormais bien réelles, qu’il s’agisse de la culture viriliste des armes à feu, de l’avortement, très menacé, ou des subventions aux plannings familiaux, qui ont été largement réduites. Les actrices ont réagi très rapidement. Or, à la réactivité américaine, la France, elle, a répondu, par la réaction, avec la « tribune Deneuve ».
Vous dites que #metoo a relégitimé le féminisme. Aux Etats-Unis, cela semble certain, mais qu’en est-il en France ?
La force de #metoo est d’être un mouvement populaire et global. A ce titre, un nouveau féminisme peut être réinventé, plus libre et plus conscient des enjeux internationaux. Y compris en France, à condition d’abandonner ces crispations sur l’universalisme, né d’un jacobinisme aveugle aux questions de races et de classes, qui ont exclu les femmes dès l’origine.
Selon vous, l’universalisme, défendu par un courant du féminisme, serait-il un principe, sinon rétrograde, du moins réactionnaire ?
Le point de jonction entre certaines féministes et les courants de droite se trouve, à mon sens, dans cet acharnement à s’accrocher à un principe d’universalisme, qui ne fonctionne plus. Je ne vous dis pas que le multiculturalisme ou le communautarisme, tel qu’on le voit aux Etats-Unis, marche mieux. Simplement, il faut arrêter de se voiler la face et tenter de comprendre enfin comment « vivre ensemble » dans un monde qui a profondément changé.
L’autre point aveugle est la révolution sexuelle. Dans les années 1970, les femmes se sont, à juste titre, focalisées sur certains acquis, la contraception puis l’avortement. Ce qui a certes autorisé une nouvelle circulation des désirs, mais en même temps a mis sous le boisseau le machisme, le sexisme, la charge mentale, etc. Si bien qu’aujourd’hui, on se retrouve dans une situation où cette fameuse révolution sexuelle est considérée comme un acquis définitif, indépassable. Or le plafond de verre existe toujours, de même que les écarts de salaire, sans compter que, tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son compagnon.
Quand je dis, de manière peut-être un peu grandiloquente, que le mouvement #metoo est la première remise en cause sérieuse du patriarcat, cela tient au fait qu’il vient de la base. Pour entretenir le débat, il faut désormais que les philosophes, les sociologues, les artistes s’en saisissent. Sérieusement.

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