L’usage de substances nocives en entreprise reflète bien souvent la nocivité des organisations elles-mêmes, observent dans une tribune les lauréats du prix 2018 du livre RH, remis au « Monde » le 4 octobre.
LE MONDE | | Par Renaud Crespin (chargé de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations (CSO, SciencesPo)), Dominique Lhuilier (professeure émérite au C...
Tribune. Si le dopage dans le monde du sport professionnel fait régulièrement la « une » des médias, il faut reconnaître qu’aujourd’hui ce type de pratique se généralise dans tous les métiers et secteurs d’activité. Or, cette banalisation du recours à des produits psychotropes, de plus en plus diversifiés, ne relève pas – uniquement – de la recherche de performance. Elle n’est pas non plus soluble dans cette image de l’alcoolique chronique qui hante nombre de services. Nous avons pris le parti de mettre en perspective les évolutions contemporaines des usages de produits avec celles du travail. C’est la condition non seulement pour repenser les liens complexes qu’entretiennent travail et produits, mais aussi questionner les politiques et les actions de prévention.
Le stéréotype du « salarié alcoolique » permet de continuer à croire que les usages professionnels de produits relèvent d’un problème localisé et privé, importé dans les espaces de travail par des personnes vulnérables. Il favorise l’économie d’une réflexion sur nos propres consommations comme sur les rapports ambigus qu’entretiennent les entreprises avec les usages, les mobiles et effets de ces produits. Mais nous ne sommes plus au temps où le docteur Villermé dénonçait « l’ivrognerie, le plus grand fléau des classes laborieuses » (1840) : le monde du travail a changé, les produits, les usages, leurs fonctions sont pluriels. La question qui constitue le fil rouge de notre ouvrage est donc : à quoi sert la consommation de ces produits, quels sens les salariés donnent-ils à ces recours ?
L’INTENSIFICATION DES EXIGENCES PRODUCTIVES, LE DÉFAUT DE COOPÉRATION, L’EXACERBATION DE LA COMPÉTITION, LA CRAINTE DE PERDRE SON EMPLOI SONT DES ÉLÉMENTS DÉTERMINANTS POUR COMPRENDRE CES USAGES
Ce livre propose de se déprendre des approches les plus courantes qui, centrées sur les produits, légaux (médicaments, alcool, nicotine) ou illégaux (cannabis, amphétamines, cocaïne, etc.), considèrent leur usage uniquement comme une faute ou un risque pour le travail. En effet, ce tropisme contribue à écarter l’analyse des tensions, des responsabilités et des dynamiques collectives qui peuvent expliquer leur recours par les salariés. Stigmatiser certains produits, disqualifier leurs usagers, c’est bien souvent s’empêcher d’interroger les formes d’organisation de travail qui s’avèrent délétères pour la santé des salariés.
C’est aussi s’interdire de penser que les usages plus ou moins cachés de produits psychotropes servent paradoxalement à maintenir en l’état des organisations devenues nocives. Dans ce livre, nous avons donné la parole à des chercheurs mais aussi à des salariés et à différents acteurs du travail et des soins. Ils montrent, chacun à leur façon, que l’intensification des exigences productives, le défaut de coopération dans et entre les équipes, l’exacerbation de la compétition, la crainte de perdre son emploi sont des éléments déterminants pour comprendre ces usages de psychotropes.
Une forme d’adaptation de soi
Ce constat partagé amène à envisager ces consommations comme des ressources pour les organisations comme pour les salariés. Au gré des métiers et des postes occupés, ces bricolages pharmacologiques s’apparentent à des instruments de travail. Ils visent une forme d’adaptation de soi lorsque les possibilités de transformer le travail se réduisent ou sont empêchées. Dans de telles situations, « agir sur soi » apparaît alors comme un recours alternatif pour se renforcer, s’anesthésier ou prendre sur soi, en ne comptant que sur ses propres ressources.
RÉSISTER À LA MÉDICALISATION DE QUESTIONS SOCIALES IMPLIQUE D’ANCRER LA PRÉVENTION DANS L’ANALYSE DU TRAVAIL RÉEL ET DES USAGES EFFECTIFS DES PRODUITS
Un seul exemple : les salariés souffrant de troubles musculo-squelettiques (TMS, première cause de maladies professionnelles) savent que leur état de santé complique leurs gestes et peut menacer leur emploi. Ce sont alors des antidouleurs, légaux ou non, prescrits ou non, mais dont les doses sont augmentées pour maintenir leurs effets sur le temps professionnel, qui permettent malgré les douleurs de rendre l’insoutenable tenable.
Dissocier les usages de produits psychoactifs et l’addiction est un impératif pour lever les tabous et ouvrir la voie à une réflexion collective sur la prévention. Mais cela ne peut nous dispenser d’une investigation sur le passage du simple recours à la dépendance. L’addiction révèle un changement dans la fonction des usages : ceux-ci servent alors moins à faire le travail « malgré tout » qu’à satisfaire des besoins personnels liés au manque.
Ce livre ouvre un chemin pour une prévention qui ne referme pas le problème soit du côté de la faute et de la sanction, comme peut le faire le dépistage des drogues, soit du côté de la maladie individuelle, comme tend à le suggérer l’approche par les addictions. Résister à la médicalisation de questions sociales implique d’ancrer la prévention dans l’analyse du travail réel et des usages effectifs des produits. Finalement, cet ouvrage cherche à relancer la pensée, la parole, le dialogue, nécessaires pour comprendre le sens de ces consommations et préserver la santé au travail.
Les trois auteurs de cette tribune ont dirigé l’ouvrage collectifSe doper pour travailler (Eres, 2017), gagnant du Prix du livre RH 2018, créé par Syntec Recrutement, en partenariat avec « Le Monde » et Sciences Po.
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