Pour le docteur David Gourion, auteur de « Eloge des intelligences atypiques », les intelligences autistiques sont une chance incroyable pour la société.
LE MONDE | | Propos recueillis par Florence Rosier
Le docteur David Gourion, psychiatre libéral ainsi que sur le campus d’HEC Paris, publie Eloge des intelligences atypiques, coécrit avec la psychologue clinicienne Séverine Leduc (Odile Jacob, 292 p., 21,90 €). Ils y décryptent le fonctionnement très particulier du cerveau autistique, avec ses déficits, mais également ses compétences méconnues. Et montrent comment ces découvertes peuvent transformer nos façons d’éduquer et d’évaluer les enfants atteints. Et comment nos sociétés peuvent s’enrichir de l’apport de ces cerveaux hors norme.
D’où vient votre intérêt pour les « intelligences atypiques » ?
Dans mes consultations, je vois de plus en plus de jeunes arriver avec un « diagnostic » de « haut potentiel intellectuel » – soit, en principe, un quotient intellectuel (QI) supérieur à 130. On leur a expliqué qu’ils étaient trop intelligents pour pouvoir vivre comme tout le monde, que les autres ne les comprenaient pas ! Ils croient donc que leur mal-être, leurs difficultés émotionnelles, sociales, scolaires ou professionnelles viennent de ce haut QI.
Cette explication très à la mode me semblait réductrice. Et cette étiquette glamour de « surdoué » me mettait en colère : tout un business s’est construit autour de ça ! Or, le fait d’avoir de meilleures capacités cognitives n’est en rien un « diagnostic » de trouble psychiatrique – ce serait un comble. En plus, l’intelligence est multiple, évolutive, et ne se laisse pas enfermer dans un chiffre de QI. Enfin, la plupart de ceux qui ont un « haut QI » vont parfaitement bien : ils sont sociables, bien dans leur peau, avec le plus souvent de brillants parcours scolaires.
Comment, en ce cas, expliquer les difficultés de ces jeunes ?
Beaucoup décrivent une hypersensibilité émotionnelle et sensorielle, des difficultés à comprendre les éléments implicites du contexte, une anxiété sociale et des routines très ancrées. Ils ont souvent un sentiment de complet décalage avec le monde qui les entoure. Presque tous se sont fait harceler à l’école ou dans le registre sexuel, pour les filles.
Par ailleurs, certains s’intéressent à des sujets d’une façon extrêmement pointue et détaillée, ils montrent une « pensée en réseau » [chaque idée renvoyant à une autre, dans une pensée arborescente qui explore à fond chaque branche d’un domaine de connaissance]. Ce tableau ressemble par certains aspects à celui des troubles du spectre autistique. J’ajoute que les filles sont souvent sous-diagnostiquées, car elles masquent mieux leurs difficultés pour entrer dans le moule. Par ailleurs, une bonne proportion de ces jeunes étiquetés « surdoués » étaient, en réalité, dans la norme intellectuelle.
En quoi ce diagnostic d’autisme léger peut-il changer les choses ?
Cette étiquette valorisante de « surdoué » – ce pseudo-diagnostic paresseux – les enferme : elle ne débouche sur aucune prise en charge concrète. Et ne change rien à leurs difficultés. En revanche, la révélation de leur rattachement à des formes d’autisme plus ou moins légères est pour eux un soulagement : ils ne sont ni fous ni les seuls concernés. Avec Séverine Leduc, j’ai voulu montrer qu’on pouvait leur proposer des solutions concrètes : une prise en charge psy, des thérapies cognitives et comportementales (TCC), des clés de décryptage de la vie sociale, des conseils pratiques d’adaptation ou d’orientation professionnelle (vers des domaines académiques, par exemple, plutôt que dans le secteur commercial)… Nous pouvons aussi les aider à révéler leur potentiel caché.
Vous racontez l’histoire d’un ado désarmant, autiste de haut niveau, en grand désarroi face aux pièges de la séduction...
Il s’agissait d’un jeune Normalien, avec un QI de 160, beau garçon... mais souffrant de ne pas pouvoir nouer de relation sentimentale. Capable de déclarer à une fille qui lui plaît, par exemple : « j’aimerais bien coucher avec toi parce que j’adore tes seins », en (presque) toute innocence. « Don Juan au pays des Geeks », en somme. Envoyé par sa mère, il finit par me demander d’être son « coach en séduction ». Je me suis servi de son langage - les maths - pour lui expliquer les règles tacites, fluctuantes au gré du contexte, du jeu de séduction. Et je lui ai établi un « algorithme de séduction » : un arbre décisionnel, étape par étape. Il était aussi heureux et excité que s’il venait de gagner au Loto ; sa mère m’a dit qu’il l’avait scotché dans sa chambre. A défaut de devenir un grand séducteur, au moins a-t-il été rassuré par le fait de mieux appréhender la subtilité nébuleuse des relations amoureuses...
On sent votre tendresse pour ces « Candide au pays de Machiavel »...
Ils se sont déjà pris tant de baffes ! Leurs années collège ont souvent été terribles. En même temps, ils sont tellement touchants par leur personnalité, leur richesse intellectuelle et humaine. On croit qu’ils n’ont pas d’empathie ? Bien au contraire, mais c’est une empathie cognitive qu’ils n’arrivent pas toujours à bien exprimer. Quand on parvient à gagner leur confiance, on découvre, derrière une carapace un peu froide, une droiture morale, une naïveté rafraîchissante. Et, pour les autistes de haut niveau, une incroyable capacité à réinventer le monde avec des yeux d’enfant, pour reprendre une métaphore de Nietzsche. Très créatifs, ils refusent les règles quand elles n’ont pas de valeur logique. Dans le monde béni des Aspies, une parole est une parole. Le mensonge ou la manipulation n’existent pas. Ils ne comprennent pas toujours l’ironie, ne savent pas bien interpréter l’implicite des relations sociales. Et ignorent souvent le double sens du langage. A la question « vous avez l’heure ? », par exemple, certains peuvent juste répondre « oui ! », sans la moindre malice.
Vous décrivez – et c’est passionnant – les modes de fonctionnement très singuliers du cerveau des autistes…
On observe dans leur cerveau une hyperconnectivité entre les neurones, notamment dans certaines zones de la matière grise (le cortex cérébral). Cette particularité expliquerait à la fois leur pensée systématique ou « en réseau », leurs bien meilleures capacités visuelles et spatiales et leur hypersensorialité : une hypersensibilité à certaines textures ou odeurs, certaines lumières et certains sons (l’oreille absolue est plus fréquente chez les autistes, par exemple).
Le cerveau autistique intègre simultanément tous les détails sensoriels, il les mémorise d’une façon extrêmement précise et durable. Mais cette puissance d’observation se paie d’une grande fatigue cognitive et d’un grand stress, le cerveau étant saturé de bruits, de stimuli visuels et sociaux : les autistes vivent dans un monde bien plus intense que le nôtre… Et cette capacité s’exercerait au détriment des compétences sociales. Par contraste, un cerveau neurotypique gomme toute une masse d’informations pour ne retenir que celles qui sont socialement pertinentes.
Nous sommes tous fascinés par la figure du savant farfelu, génial et un peu misanthrope. Un cliché ?
Je cite les cas d’Einstein, de Darwin, de Turing… Sans compter tous les geeks actuels et un certain nombre d’artistes : le pianiste Glenn Gould, le peintre Salvador Dali… La description de leur enfance, leur parcours, leurs intérêts restreints et extrêmement fouillés, leur goût fréquent pour le retrait social et la solitude, leur excentricité, parfois, évoquent des profils de type Asperger. Sans compter leur génie en sciences, philosophie, astronomie, médecine… Si Galilée, Darwin, Spinoza, Pasteur, Einstein et tant d’autres avaient été de grands mondains écumant les afters au petit matin, après avoir dansé toutes les nuits comme des endiablés, nous en serions encore à gratter les silex sous la pluie…
L’extension du spectre autistique vers des formes légères est-elle consensuelle ?
La question est très polémique. Cette vision élargie de l’autisme – aux frontières floues, il est vrai – rejoint celle d’un chercheur de renommée mondiale, Simon Baron-Cohen. Depuis les années 2000, il défend l’idée d’un continuum entre autisme et fonctionnement cognitif dans la norme (« neurotypie »). Ce qui amène au concept de « neurodiversité » : une vision optimiste de l’autisme, qui met en avant ses forces particulières plutôt que ses déficits. Une notion méconnue en France, où l’on reste dans une vision pessimiste, réductrice de l’autisme, uniquement perçu comme un handicap. Des pays comme le Canada, la Suède ou le Royaume-Uni sont bien plus en avance que nous.
Votre livre s’intéresse surtout aux autistes de haut niveau. Ne craignez-vous pas que les familles qui ont un enfant atteint de forme sévère – situation autrement plus douloureuse – ne se sentent délaissées ?
Il n’est pas question de nier que les formes graves sont très handicapantes ! En tant que psychiatres, nous savons bien que l’autisme peut entraîner beaucoup de souffrances. Seule une minorité d’autistes ont un travail régulier ; et la plupart sont dépendants de leur famille. Ils subissent souvent l’incompréhension, le rejet, la stigmatisation.
Mais même atteints de formes sévères, les autistes peuvent montrer des compétences singulières. En témoignent les travaux de Laurent Mottron et d’autres équipes. Ces aptitudes demeurent trop souvent cachées : elles n’ont pas été recherchées par des tests adaptés au cerveau autistique. Par ailleurs, je suis convaincu que la notion de neurodiversité peut servir la cause de la déstigmatisation de l’autisme, sous toutes ses formes. C’est un message positif : pour la société, pour nous tous, l’existence de personnes qui fonctionnent différemment – sur les plans cognitif, artistique ou humain – est une chance incroyable. Notre société n’est pas encore assez prête à les accueillir. En France, par exemple, peu d’entreprises souhaitent « welcome to aspies », à l’instar de celles des pays anglo-saxons.
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