ENTRETIEN
18 Juillet 2018
Fin du patriarcat ( 4/5). Pour Michael Kaufman, écrivain canadien et promoteur d’une masculinité plus positive, le patriarcat est en train de tomber notamment parce qu’une nouvelle génération de pères est plus investie dans la vie de famille.
Entretien. Michael Kaufman est conférencier et écrivain canadien. A travers son travail de chercheur, de militant et de conseiller, il souhaite associer les hommes au combat pour l’égalité des genres et contre les violences faites aux femmes. Il tente aussi de définir une image plus positive de la masculinité. Dans cet esprit, il a notamment participé, dans les années 1990, à lancer la campagne internationale White Ribbon.
Après avoir enseigné à l’université York, de Toronto, il est aujourd’hui chercheur associé au sein de l’Instituto Promundo, une ONG qui promeut l’égalité des genres auprès des hommes. Michael Kaufman a aussi des activités de conseil auprès d’institutions internationales, telles que les Nations unies, et de grandes entreprises. A la demande du premier ministre du Canada Justin Trudeau, il a été membre du conseil consultatif sur l’égalité des genres du G7. Michael Kaufman est notamment l’auteur, avec Michael Kimmel, du Guide du féminisme pour les hommes et par les hommes (Massot Editions, 208 pages, 18 euros).
Le patriarcat est l’un des concepts les plus débattus depuis l’affaire Weinstein. Pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit ?
Pris littéralement, le patriarcat renvoie au pouvoir du père. Mais de façon plus générale, ce terme désigne une société où ce sont les hommes qui disposent du pouvoir. Cet ascendant s’exerce au sein des relations entre individus mais il s’exprime aussi au sein d’idéologies. Nos religions monothéistes sont patriarcales, elles s’appuient sur cette image de la famille dominée par le père. Le dieu mâle trône au sommet et règne sur ses enfants.
En tant que concept, le patriarcat nous permet de mener un débat bien plus approfondi. Certaines féministes ne se préoccupent que d’égalité entre les genres. Pour elles, les femmes doivent pouvoir occuper les mêmes postes que les hommes et les choses s’arrêtent là. La directrice des opérations de Facebook Sheryl Sandberg est l’une des principales figures de ce mouvement en Amérique du Nord depuis la parution de son livre En avant toutes (Le Livre de poche 2014). Et bien entendu, je suis d’accord. Mais s’en tenir à cet objectif ne permet pas de remettre en cause l’ensemble des institutions patriarcales.
Le concept de patriarcat permet de s’en prendre à un système en place depuis 8 000 à 10 000 ans. L’humanité existe depuis un quart de millions d’années. Pour la plus grande partie de l’histoire humaine, les êtres humains ont probablement vécu dans des sociétés avec un haut degré d’égalité. Certes, il y avait une division du travail. Mais selon les anthropologues que je lis, il n’y avait pas de hiérarchie.
Lorsque l’on pense au patriarcat, il faut également se rappeler qu’il ne s’agit pas seulement d’une domination masculine sur les femmes, mais aussi de certains groupes d’hommes sur d’autres groupes d’hommes en fonction de critères socio-économiques, de la couleur de peau, de la religion, de l’orientation sexuelle. Le patriarcat est donc une mauvaise chose pour les hommes, comme pour les femmes.
Le patriarcat renvoie à la figure paternelle. Et justement, à ce propos, quel est le rôle des pères dans la perpétuation de ce système ?
Ce passage entre les générations fonctionne de différentes manières en fonction des individus et des familles. Il faut donc être très prudent et ne pas dire « les pères font ceci », bornons-nous à dire ce que certains pères font. Ils utilisent la violence contre leur compagne, leurs enfants pour maintenir leur pouvoir. Cette formulation, « utiliser la violence », est pour moi très importante, car plusieurs des hommes qui frappent leur femme ou qui sont autoritaires ne sont pas des hommes violents. Ils sont votre voisin de bureau, des gens autour de vous. Ils peuvent être des gens aimables en d’autres circonstances. Mais ils font le choix d’utiliser la violence avec leur famille pour maintenir leur pouvoir et leurs privilèges.
Si vous parlez aux femmes victimes de violence, certaines vous diront « mon mari trouvait que le dîner était brûlé, ou que les enfants étaient bruyants ». Mais en fait on ne frappe pas quelqu’un pour de telles raisons, l’objectif est bien plutôt de contrôler l’autre.
D’autres pères vont perpétuer le patriarcat en transmettant certaines idées sur la masculinité. Sans être violent, ce père se positionne comme celui qui dirige la famille, de façon plutôt bienveillante, mais il n’en reste pas moins qu’il est celui qui occupe la position prédominante. C’est lui qui conduit la voiture. C’est lui qui prend les décisions. Quand il a un déplacement professionnel, il se tourne vers son fils pour lui dire « tu es maintenant l’homme de la famille ».
Une autre façon par laquelle certains pères perpétuent le patriarcat, c’est en accomplissant moins de 50 % des tâches ménagères et de l’éducation des enfants. Ils transmettent ainsi l’idée que s’occuper des autres est le rôle des femmes.
Toutes ces choses sont très importantes, car dès l’âge de 5 ans, les enfants comprennent qu’il y a deux sexes et commencent à attribuer une signification à ces différences biologiques.
Revenons-en à cet exemple de la voiture conduite par papa. Vous avez cet énorme engin dont le fonctionnement est mystérieux et l’on vous dit « c’est aux hommes de conduire ». Ce n’est qu’une petite chose, mais qui est lourde de sens. A l’église, qui prend la parole ? A la télé, qui incarne généralement l’autorité politique ? Un homme. Cela est en train de changer. Mais ces schémas existent toujours.
Qu’est-ce que les pères peuvent faire pour affaiblir le patriarcat ?
Mon intention n’est pas de réprimander les hommes, même si certaines choses sont bien entendu condamnables. Le plus simple est donc de dire ce qu’il ne faut pas faire.
La violence, sous toutes ses formes, sexuelles, physiques, verbales a un impact durable sur vos enfants. La psychologie a démontré que les enfants qui grandissent dans un environnement violent vivent ces épisodes, même s’ils ne sont pas ceux qui reçoivent des coups, comme s’ils en étaient la victime. C’est profondément traumatisant. La violence doit donc être proscrite, et il faut également que le respect prévale en toute circonstance. Car cela devient un modèle pour les enfants.
Les pères doivent en outre savoir qu’il n’y a que deux choses que les hommes ne peuvent pas faire, porter un enfant et donner le sein. Mais tout le reste, les hommes peuvent aussi bien le faire que les femmes. Les hommes manquent peut-être d’entraînement. Les filles grandissent encore en jouant avec un bébé en plastique, tandis que les garçons se tirent dessus avec de faux pistolets.
Comment interagir avec les enfants pour restreindre la portée de ces codes ?
Rappelons tout d’abord que filles et garçons ont les mêmes besoins : de l’affection, de l’amour, des câlins, du soutien. Il faut aussi jouer avec eux. Sur cette base, tâchons d’identifier les biais que nous portons en nous. Lorsque notre garçon pleure, va-t-on lui dire : « les grands garçons ne pleurent pas », « ne pleure pas comme une fille » ? Cette dernière remarque est particulièrement dommageable car elle dénigre les filles et humilie le garçon à qui l’on dit une telle chose.
L’humiliation reste malheureusement un aspect central de l’éducation des garçons encore aujourd’hui. On répète donc à nos garçons : « Si tu ne comportes pas en homme, on va se moquer de toi, tu vas te faire tabasser à l’école. » Il faut arrêter d’employer l’humiliation pour éduquer nos garçons. Il faut donner à nos enfants l’opportunité d’exprimer leurs émotions.
En tant que père, il faut donc donner l’exemple en exprimant certaines de nos émotions, en fonction de l’âge de l’enfant. Il faut en outre faire la moitié des tâches ménagères. Enfin, certains messages doivent être transmis de manière explicite. Les garçons vont rentrer de l’école et dire des choses à propos des filles, des homosexuels, etc., il faut les aider à dépasser ces clichés et ces préjugés.
La paternité reste-t-elle figée ou est-elle selon vous en train de changer ?
Je crois que nous assistons à une chose extraordinaire, la transformation de la paternité. A travers l’Europe et l’Amérique du Nord, on voit de plus en plus de jeunes pères très différents de leur propre père. Ils ne se contentent pas de filer un coup de main à leur compagne. Ils veulent être tout autant investis dans la vie de famille.
Ils font preuve d’une plus grande empathie que leurs aînés. Et ce changement est capital car la principale aptitude qu’il faut développer en tant que parent est en effet l’empathie. Sinon, comment allez vous comprendre votre bébé qui ne sait pas encore s’exprimer ? Si de générations en générations les femmes se sont occupées des enfants, elles ont généralement développé de meilleures aptitudes à l’empathie. A l’inverse, les hommes s’y sont moins adonnés, ce qui les rend davantage disposés à poser des gestes violents.
Alors que nous sortons du patriarcat, notamment par la transformation de la paternité, nous créons une société plus empathique. La santé, le bien-être, l’équilibre mental vont s’améliorer.
Vous semblez croire à une fin prochaine du patriarcat, ou du moins à son recul. Comment, hors de ce système de valeurs, définir la virilité ?
D’une certaine manière, la virilité n’existe pas. C’est un peu une hallucination collective. Ce n’est pas la même chose que le sexe biologique. Etre un mâle signifie avoir certaines caractéristiques physiques et physiologiques. Mais la virilité, cela diffère d’un endroit à l’autre, d’une époque à l’autre. Dans le nord de l’Afrique, un fort patriarcat existe toujours, mais on peut voir des hommes marcher dans la rue en se tenant la main.
Je ne sais pas ce que sera la virilité dans une société non patriarcale. Qui peut le dire ? Mais déjà depuis cinquante ans les choses ont beaucoup changé. Et nous allons vers un monde où l’on célébrera davantage les différences individuelles.
Notre époque voit à la fois la montée d’une nostalgie pour la figure traditionnelle du père et celle de certaines idéologies misogynes. Peut-on donc vraiment dire que le patriarcat recule ?
C’est vrai qu’il y a un retour de manivelle. Parfois, cela relève de la nostalgie. Le changement est difficile. Et pour certains cela va au-delà de la nostalgie et tourne à la colère. Des hommes refusent de perdre leurs privilèges. Les terroristes islamistes ou des hommes se revendiquant du mouvement « incel » [pour « involontairement célibataires » ; ce groupe rassemble des internautes liés par leur haine des femmes, qu’ils jugent responsables de leur solitude] sont pratiquement tous des hommes qui viennent d’un milieu aisé et des hommes qui estiment avoir droit à certains avantages.
Mais il n’en reste pas moins que nos sociétés sont devenues beaucoup moins violentes au cours des cinquante dernières années. C’est également vrai pour les Etats-Unis. Nous avons par ailleurs vécu d’incroyables transformations. J’ai grandi au Québec, et si au cours de mon enfance il avait fallu m’opérer, ma mère aurait dû obtenir la signature de mon père pour que l’intervention ait lieu. Aujourd’hui, ces choses nous semblent folles, mais le monde fonctionnait ainsi il n’y a pas si longtemps. Les choses changent si rapidement.
A la demande de Justin Trudeau, vous avez pris part aux travaux du Conseil consultatif sur l’égalité des sexes formé en préparation du G7 qu’a accueilli le Canada en juin. Le premier ministre canadien se revendique par ailleurs du féminisme. La politique qu’il met en œuvre est-elle à la hauteur de ses aspirations ?
Si je devais évaluer le travail de Justin Trudeau en la matière, je lui accorderais de très bonnes notes. Je n’approuve pas toutes ses décisions. Mais en ce qui a trait à l’égalité entre les genres, il m’impressionne.
Le Canada conduit une politique étrangère qui vise de manière explicite à renforcer les droits des femmes. Le gouvernement a aussi demandé à chacun de ses ministères d’évaluer comment ses activités affectent les femmes. Le budget a donc été pensé avec cet objectif. Justin Trudeau compte aussi créer un congé parental dont certains jours seraient exclusivement à l’usage des pères, une initiative que je salue.
Et il est vrai que j’ai rejoint ce groupe de travail alors que le Canada se préparait à accueillir le G7 en juin. Son objectif était de faire en sorte que chaque discussion, chaque débat lors de ce sommet aborde la question de l’égalité entre les genres, ce qui est à mes yeux extraordinaire. Il est un véritable féministe. Il ne se contente pas de beaux discours, il met aussi en place des politiques au service de l’égalité entre les hommes et les femmes.
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