Dans une tribune au « Monde », Simon Kuper, correspondant en France du « Financial Times », note que les petits Franciliens d’aujourd’hui considèrent que « l’appartenance ethnique est sans doute moins importante qu’elle ne l’était pour leurs parents ».
LE MONDE | | Par Simon Kuper (Correspondant (politique, livres, football) en France du "Financial Times")
Je vis à Paris depuis des années, mais je n’avais pas souvent visité les banlieues avant que mes enfants ne commencent à jouer au foot. Aujourd’hui, j’y passe la plupart de mes matinées de week-end durant la saison. Google Maps nous guide jusqu’aux complexes sportifs bien entretenus, généralement entourés de mornes barres d’immeubles. Pendant que les gosses se changent, les parents cherchent où boire un café. Ensuite, les deux équipes — toujours composées d’un mélange d’enfants blacks, blancs et beurs — se déploient sur la pelouse artificielle subventionnée par l’Etat.
Pères et mères regardent le match debout (en général dans un froid glacial), derrière une clôture grillagée tellement éloignée que nos gamins peuvent à peine nous entendre hurler. Alors que dans les pays anglo-saxons, les parents sont rois, en France, ce sont les éducateurs. Bardés de diplômes, ces émissaires du système footballistique français nous considèrent, nous autres parents, comme un désagrément qu’il convient de garder à distance. Le jeu est parfois d’une qualité remarquable. A la fin du match, tout le monde se serre la main et nous rentrons à la maison pour décongeler.
Je viens de couvrir le triomphe des Bleus à Moscou pour mon journal, le Financial Times. Ce que j’ai vu là-bas correspondait parfaitement à ce que j’avais perçu dans le football des gosses de banlieue.
Le foot est peut-être le secteur le plus réussi et intégrateur de la vie française. C’est un modèle pour votre société — mais il montre également que beaucoup de choses y fonctionnent déjà très bien, en dépit de votre pessimisme national absurdement exagéré.
Une éclatante réussite
Si le football français marche aussi bien, c’est avant tout parce que c’est l’une des rares activités qui unissent Paris et sa périphérie. Les équipes parisiennes se déplacent en banlieue tout simplement parce que c’est là que se trouvent la plupart des terrains.
En deuxième lieu, dans le foot, banlieusards et Parisiens bénéficient du même entraînement et des mêmes équipements de haute qualité. L’Ile-de-France est le réservoir de talents le plus riche du football mondial. Elle a fourni soixante joueurs et entraîneurs qui ont participé aux cinq dernières Coupes du monde — plus que toute autre région métropolitaine au monde, selon le sociologue serbe du sport Darko Dukic.
C’est là une éclatante réussite du système français. La plupart des Bleus ont été entraînés par des clubs de banlieue subventionnés par l’Etat. L’ancien entraîneur de Paul Pogba à Roissy-en-Brie, Sambou Tati, m’a raconté qu’il avait eu toutes les peines du monde à dissuader le jeune Paul de dribbler.
Dans les banlieues, des clubs de foot aux maternelles en passant par les panneaux annonçant les futures gares du Grand Paris Express, l’Etat assure une présence que l’on ne constate absolument pas dans les zones les plus pauvres de mon propre pays, le Royaume-Uni. Lors de ma visite à Birkenhead, à la périphérie de Liverpool, j’ai pu constater que la plupart des activités communales (notamment les banques alimentaires) étaient assurées par des organismes caritatifs.
Paris, paradis multiculturel
Et le foot français fonctionne parce que c’est le grand secteur de la vie française où la ségrégation raciale est presque totalement absente. Je me souviens de la première séance d’entraînement de mes enfants après le massacre à Charlie Hebdo, en janvier 2015. Nous étions à l’apogée de l’anxiété raciale française. Et pourtant, ce mercredi après-midi-là, éducateurs et gamins de toutes nationalités ont joué au foot comme si c’était la chose la plus importante de l’existence —ce que pensaient sans aucun doute beaucoup d’entre eux.
Si vous aviez déclaré aux participants qu’ils ressemblaient à un tableau vivant de Paris comme paradis multiculturel, je crois qu’ils auraient été vraiment surpris. Tout ce qui les préoccupait, c’était de gagner leur cinq contre cinq.
J’ai eu l’occasion de passer un merveilleux samedi matin en compagnie de deux autres papas, debout derrière le filet d’une cage, à bavarder et à regarder jouer nos gamins. A un moment, un des papas, un immigré africain musulman, m’a déclaré qu’il regrettait que même dans de tels moments amicaux, les Français osaient rarement aborder avec lui les questions de couleur et de religion. Je comprenais sa déception. Mais je lui ai répondu que j’appréciais le fait que nous soyons plus intéressés par le jeu de nos enfants. Par une belle journée, le foot rend tous les autres sujets secondaires.
Juste avant la Coupe du monde, Daniel Cohn-Bendit a noté dans son livre sur le foot, Sous les crampons… la plage (écrit avec Patrick Lemoine, Robert Laffont, 252 p.), que les petits Français musulmans « n’enfilent plus le maillot bleu quand ils vont au stade ou quand ils jouent au foot au pied de leur cité, mais portent les couleurs de l’Algérie, du Maroc, de la Tunisie, voire celles du PSG, ce qui fait sens puisque pour eux, “Paris”, c’est le Qatar ».
La mixité, une expérience quotidienne
Ce n’est pas mon sentiment. Pour la plupart des gosses arborant un tee-shirt du PSG, j’ai l’impression que « Paris » est avant tout « Paris » — une de leurs identités. Et ce mois-ci, on a vu de jeunes Franciliens de toutes origines porter des maillots bleus.
Cela ne signifie pas que leur unique identité soit française. Pogba, par exemple, est tout à la fois noir, guinéen, musulman, banlieusard, parisien, expatrié, multimillionnaire, c’est un fils, un frère, un homme, un Africain, un Européen quadrilingue, etc. Mais il est toujours français. Comme le sont mes gosses.
Leurs parents s’expriment peut-être en d’embarrassantes approximations anglo-saxonnes, mais quand la France a marqué son quatrième but contre l’Argentine, mes enfants et leurs amis se sont roulés dans le salon jusqu’à ce que le parquet soit copieusement taché de maquillage bleu, blanc et rouge. On a assisté à des scènes identiques devant l’écran géant qui retransmettait la finale à Bondy, la banlieue de Mbappé.
Pour les petits Franciliens d’aujourd’hui, l’appartenance ethnique est sans doute moins importante qu’elle ne l’était pour leurs parents. La mixité a été pour eux une expérience quotidienne depuis leur première journée à la crèche. Quelles que soient leurs origines familiales, ces gosses seraient perplexes si vous leur disiez qu’ils ne sont pas français. Que pourraient-ils être d’autre ? Et être français est quelque chose de bien plus formidable que ce que la plupart des Français semblent penser.
(Traduit de l’anglais par Gilles Berton)
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