Une étude sociologique menée directement auprès de djihadistes permet de mettre diverses théories à l’épreuve du terrain.
OLIVIER BONHOMME
Comment devient-on djihadiste ? Depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, beaucoup a été écrit sur ces Français qui ont décidé de partir en Syrie ou sur d’autres théâtres de combats, ou de frapper sur le territoire national au nom d’un islam radical.
Les chercheurs sont divisés sur les ressorts de leur engagement. Plusieurs théories s’affrontent. Certains mettent en cause une lecture salafiste de l’islam, d’autres une révolte générationnelle nihiliste, d’autres encore des facteurs psychologiques ou géopolitiques.
Une étude sociologique menée directement auprès de djihadistes, sous la direction de Xavier Crettiez, professeur à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, et de Romain Sèze, chercheur à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (Inhesj), apporte un éclairage inédit, car puisé auprès des acteurs eux-mêmes, sur les trajectoires qui peuvent conduire à un tel engagement ; elle permet de mettre ces théories à l’épreuve du terrain.
Au terme de cette étude, publiée le 7 août, peut-on en conclure qu’il existe des constantes dans la radicalisation d’un individu ? Oui, répondent les auteurs de l’enquête, à condition de raisonner en termes de processus plutôt que de seuls déterminants psychosociologiques, pour pouvoir « mettre en résonance les causes structurelles et les choix individuels qui vont construire un parcours militant de plus en plus violent ».
Pas de passé militant
Parmi les caractéristiques que l’on retrouve fréquemment, figure le fait que presque aucun de ces hommes n’a de passé militant et ne dit avoir été victime de discrimination en amont de son implication dans une entreprise terroriste.
« Tous arrivent tardivement à la religion, explique Romain Sèze. Ce sont des “born again” [venus à la foi à l’âge adulte] ou des convertis. Cet apprentissage tardif est individualisé, le plus souvent autodidacte dans un premier temps. C’est comme cela qu’une partie d’entre eux rencontre le salafisme, car quand on recherche seul, on tombe sur ce qui est en position dominante sur le “marché” religieux. »
L’entrée dans la religion se fait généralement en dehors des mosquées. Et lorsqu’ils en fréquentent une, ils choisissent volontiers « celle qui est à côté de leur domicile ou de leur lieu de travail, et non pas une mosquée salafie », rapporte le sociologue.
Leur rencontre avec le djihadisme se fait « via Internet et les pairs, dans des registres qui jouent sur l’émotionnel. Ils regardent des vidéos qui suscitent la colère, la haine, la peur, la culpabilité de ne rien faire ». Cette imprégnation intervient souvent à un moment particulier de leur vie, où ils se trouvent dans « une phase de disponibilité professionnelle et familiale, parfois aussi après un événement douloureux, comme un licenciement ou une séparation qui engendre un sentiment d’échec ».
Puis il y a toujours, dans la trajectoire de ces hommes, « une personne-ressource qui revêt un rôle décisif, car elle encourage moralement au passage à l’acte tout en apportant un soutien logistique ».
« Pris dans une spirale »
Les chercheurs attirent l’attention sur l’importance souvent cruciale du séjour à l’étranger, qui a pour effet une « surradicalisation ». « Il est frappant de voir que beaucoup partent pour faire leur hijra [émigration dans un pays musulman] et/ou apprendre l’arabe, relève Romain Sèze, mais que finalement aucun ne se sédentarise ni n’apprend réellement l’arabe. Sur place, ils intègrent des réseaux terroristes. C’est aussi souvent à cette période qu’ils entrent dans la clandestinité, alors qu’en France ils étaient prosélytes. A partir de là, ils sont pris dans une spirale. Ils se mettent à chercher des opportunités de djihad, peu importe où et avec qui. Ils veulent d’abord agir. Leur engagement est bricolé, opportuniste, contingent, aléatoire. »
Il y a, chez ces jeunes hommes, « une dimension viriliste très marquée », avec la pratique de sports de combat. « S’ils n’ont pas tous un passé délinquant, il y a une forme de banalisation de la violence, même en amont de leur engagement. Ils tiennent un discours véhément sur les mauviettes, les lâches, les homosexuels… Avec l’idée que si eux-mêmes ne partent pas, c’est qu’ils sont lâches ou faibles. »
En revanche seraient moins révélateurs que ce qu’on a pu en dire l’échec scolaire et les mauvais traitements subis durant l’enfance, même si la déstructuration familiale est présente dans l’histoire de plusieurs d’entre eux. « Les djihadistes ne sont pas des grands traumatisés dont l’engagement relèverait davantage de la psychiatrie ou de la pathologie », affirment les chercheurs. Autre élément battu en brèche : le passage par la prison n’est « nullement un palier obligé pour une carrière djihadiste ». Seuls trois d’entre eux (sur treize) ont un passé de délinquant.
Dimension géopolitique
Alors, parmi les thèses qui s’opposent pour expliquer l’engagement djihadiste, à laquelle l’enquête apporte-t-elle le plus de crédit ? « A toutes, et en même temps aucune ne se suffit à elle-même », répond Romain Sèze.
Pour le sociologue, « le salafisme comme paradigme explicatif, défendu par Gilles Kepel, n’est pas suffisant » car tous ne sont pas passés par le salafisme et, parmi ceux qui y font référence (dix sur treize), « tous n’ont pas intériorisé cette idéologie. Certains n’ont été intéressés que par le “style”. Parmi ceux qui ont rejoint des groupes salafis, beaucoup les ont quittés assez rapidement. Le salafisme ne répondait pas à leur envie d’agir. »
Romain Sèze relève « une très forte résonance » entre les conclusions de l’enquête et les théories de François Burgat sur la dimension géopolitique et post-coloniale du djihadisme, « mais aussi des divergences ».
« Le registre politique est central dans les discours de nos interlocuteurs, mais cette dimension peut émerger tardivement et sans résumer leurs engagements. »Contrairement aux nationalistes interrogés, les djihadistes font très peu référence à l’histoire.
« C’est finalement la thèse d’Olivier Roy qui a l’écho le plus pertinent avec nos observations, sur de nombreux points (révolte générationnelle, absence d’expérience de la discrimination, activisme, etc.), même si tous nos enquêtés ne sont pas “nihilistes” au sens où tous n’avaient pas envie de mourir – c’est aussi pour cela qu’on a pu les interroger. Sur treize, cinq avaient intériorisé une représentation du monde millénariste et, dans une certaine mesure, martyrologique », conclut Romain Sèze.
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