La vérité si je mens 5|6. Comment affronte-t-on la vérité dans l’exercice de son métier ? Nous avons demandé à six personnalités d’y réfléchir. Cette semaine, le psychanalyste Sylvain Missonnier.
LE MONDE IDEES | | Par Sylvain Missonnier (membre de la Société psychanalytique de Paris, professeur de psychologie clinique à l’université Paris-Descartes-Sorbonne Paris Cité)
Pour le psychanalyste que je suis, le chemin inédit pour faire affleurer sa vérité inconsciente est celui de la règle fondamentale de l’association libre. Je vais me prêter au jeu, en espérant stimuler les propres associations du lecteur.
Tout commence avec le film en noir et blanc de Benjamin Christensen, La Sorcellerie à travers les âges (1922). L’éducation religieuse que j’ai reçue proposait son comptant d’allégeance à la « Vérité » lumineuse et prête à porter. Pour l’adolescent que j’étais, ce film fut une prise de conscience décisive : la « Vérité » religieuse dogmatique, fer de lance inquisiteur du pouvoir terrestre, est une stratégie implacablement destructrice des vérités individuelles animistes.
Un souvenir de diablotin résonne ensuite : c’est l’été, je suis seul dans une tente à proximité de la maison familiale et j’écoute sur mon fidèle tourne-disque portatif la chanson de Guy Béart La Vérité. C’est très culpabilisant, et radical : « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté ! » Mais le message de la chanson est aussi très désirable pour le petit garçon que je suis, en quête d’identifications légitimant ses ambitions omnipotentes et transgressives. Car au fil des couplets, le journaliste, le poète, le fils de Dieu et le chanteur gagnent un enviable statut de héros en clamant une vérité scandaleuse. C’est dans cette configuration paradoxale qu’émerge ma première conception de la vérité : la formuler est crucial pour s’affirmer ; mais si elle est jugée désobéissante en regard de la « Vérité » au pouvoir, le prix à payer est redoutable, au point d’y perdre son idéalisation de la justice des hommes et parfois même sa vie.
A cette même époque, mon grand-père paternel me racontait avec passion sa « Grande Guerre ». Sur le champ de bataille, il était sapeur télégraphiste. Il possédait de nombreux livres sur la première guerre mondiale avec des annotations manuscrites dans la marge. Le titre d’un livre surgit de ma mémoire : La Vérité sur la guerre 1914-1918 [du lieutenant-colonel d’artillerie B. H. M., Albin Michel, 1930]. Avec le recul, je crois aujourd’hui que cet ouvrage condensait dans mon esprit d’enfant les premières composantes réellement tangibles du travail de vérité : de redoutables souffrances traumatiques endurées autrefois et encore actives ; une volonté farouche d’en comprendre après-coup le sens ; la nécessité d’un récit affectueusement partagé. Quand mon grand-père m’expliquait sa guerre de 14-18, c’était bien « sa vérité » qu’il me transmettait alors, à laquelle je croyais car je l’aimais.
Spinoza, le « désenvoûteur »
Pendant mes études de philosophie à la Sorbonne, Spinoza prit le relais de mon grand-père. Avec son statut de paria dans sa propre communauté, il reste, après-coup, le désenvoûteur de la « Vérité » le plus inspirant : il défend contre l’autorité des théologiens que l’Ecriture ne doit pas être considérée a priori comme « divine vérité ». Elle ne peut être selon lui objet d’adhésion qu’à l’issue d’un examen critique de la raison, une observation philosophique rigoureuse permettant d’en extraire non pas la « Vérité », mais un sens, historiquement déterminé. Mon identification au philosophe hollandais dura un temps. Avant d’être remplacé par celle, plus durable, qui m’attacha à Sigmund Freud – celui qui avait révélé la sexualité infantile à la communauté scientifique viennoise scandalisée.
Pour Descartes, « les rêveries que nous imaginons étant endormies ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons étant éveillés ». Pour Freud, c’est tout l’inverse : dans L’Interprétation des rêves [1899], il montre que la voie royale pour interpréter ce précieux matériel est celle de l’envers du décor, du secret, du refoulé, et d’un désir sexuel enfin reconnu à sa juste ambition – ce qui confirmait officiellement l’inquiétante et fascinante hubris (« démesure » en grec) qui m’animait alors.
Cette autre scène, pour les psychanalystes qui se sont succédé depuis Freud, c’est la « réalité psychique ». Enracinée dans l’inconscient de chacun, elle est l’héritière de la pensée magique toute-puissante des temps originaires, dont les désirs, les fantasmes, les rêves, les lapsus et les jeux de mots sont les ambassadeurs au quotidien.
Au-delà de l’histoire réelle, les mythes de la réalité psychique apparaissent en filigrane
Le père de la psychanalyse envisageait au départ la cure comme une archéologie : grâce à ses interprétations, le patient en analyse accédait à la vérité historique d’un événement traumatique refoulé, se libérant ainsi de sa répétition névrotique. Quelques décennies et querelles internes plus tard, cette attention pour l’histoire objective a perdu son monopole : une attention plus grande est en revanche accordée à l’élaboration de la vérité subjective du patient, même en l’absence de recouvrement d’un souvenir. Ce qui prévaut, c’est la construction d’un scénario doté d’un certain degré de certitude et de cohérence. Au-delà de l’histoire réelle, les mythes de la réalité psychique apparaissent en filigrane. Mais il ne s’agit pas d’une navigation solitaire : cette co-construction est le fruit de la résonance croisée de la réalité psychique associative du patient et de celle de l’analyste.
Quelques exemples cliniques, pour mieux comprendre. A la maternité, je rencontre Mme T. Elle m’est adressée par une échographiste qui me raconte combien cette jeune femme l’a fortement surprise. A l’issue de sa première échographie « normale », Mme T., en effet, lui a affirmé être convaincue que son « enfant » présentait véritablement une anomalie qui lui avait échappé, et qu’il fallait recommencer l’examen. Interloquée par tant de certitude, l’échographiste s’est exécutée… sans rien trouver de plus.
Conflit générationnel
Le même scénario se reproduit lors d’une deuxième rencontre. Mme T., me précise l’échographiste, n’a pourtant rien d’une femme présentant des troubles psychiatriques, et a des responsabilités importantes dans une grande entreprise.
A la fin de la deuxième rencontre, elle négocie avec la future mère un rendez-vous avec moi. Quelques consultations thérapeutiques avant la naissance révéleront que Mme T., sur le fond, était dans le vrai : l’anomalie existait bien. Sauf qu’elle ne concernait pas l’enfant à naître, mais un conflit générationnel survenu dans sa famille et refoulé, que la grossesse avait amplifié à l’avant-scène. Mme T. avait inconsciemment suivi la voie de la vérité médicale pour accéder à celle de sa réalité psychique.
Autre exemple : M. F. a 24 ans. A 16 ans, ses parents lui ont révélé que son père n’était pas son géniteur biologique, et qu’il y a eu procréation médicalement assistée avec don anonyme de sperme. Six ans plus tard, il s’engage avec moi dans une psychanalyse. Il s’interroge : qui est son vrai père ? Celui, inconnu, qui a donné les « petites graines », ou celui avec qui il vit et qu’il aime et déteste à la fois ? Et plus encore : pourquoi ses parents lui ont-ils caché la « vérité » pendant seize ans ? M. F. explore les mille et une pistes de son histoire, mais aussi de ce qu’il a vraisemblablement perçu et fantasmé, enfant, de ce secret de Polichinelle, l’intégrant dans son roman familial de l’époque.
Mise en sens
Dans le cadre d’une réflexion sur la vérité, il est savoureux de préciser que, par souci déontologique, ces deux « vignettes cliniques » sont fictives – même si elles s’enracinent au plus vrai de mon expérience. Elles illustrent en tout cas combien acquérir sa vérité sur les conflits inconscients impose un sérieux travail de décryptage, et de mise en sens d’inévitables énigmes.
Dans la nouvelle « Le scarabée d’or » [1843], d’Edgar Poe, ce n’est qu’après une longue période d’obsession pour le mystérieux insecte que le mélancolique William Legrand part à la recherche du trésor enfoui du capitaine Kidd. La mise en œuvre de ce processus de transformation est entièrement dépendante du dévouement crédule de l’esclave affranchi Jupiter, et de la mise en récit loyale du narrateur sans nom de la nouvelle.
Illusions de sa propre vérité
Mais ce n’est qu’une fois le trésor découvert par le trio que le rôle central de sa folle obsession pour le scarabée d’or et son lien intime avec le trésor sont rétrospectivement démystifiés par Legrand : ils n’étaient, dit-il, que supercheries pour mobiliser Jupiter et le narrateur à partager son désir de conduire l’expédition. De même, ce n’est qu’à ce moment-là que Legrand reconnaît sa dette à l’égard de l’interprétation dérangeante du narrateur, qui projetait une tête de mort sur le plan d’accès au trésor là où lui voyait obstinément un scarabée.
Passer d’une réalité psychique « ferroviaire », où tout est interprété aveuglément à travers le prisme unilatéral de sa névrose, au chantier infini d’une tentative partagée de mise en sens –souvent scandaleuse – des illusions de sa propre vérité, voilà typiquement la dynamique attendue d’une rencontre psychanalytique. Pour le meilleur et pour le pire, les vérités, comme les désirs, sont des enfants de l’inconscient. Ces vérités subjectives constituent le trésor de la psychanalyse.
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