La société au miroir des séries (2/3). Des « Soprano » à « In Treatment », des personnages complexes exposent leurs conflits intérieurs à leur psy. Avec eux émerge l’antihéros comme figure centrale, qui trouve un écho favorable dans une société en proie au doute.
LE MONDE | | Par Martine Delahaye
Ce mardi de novembre 2015, rue de la Fontaine-au-Roi, à Paris, un homme sonne à la porte du cabinet d’un psychanalyste. Nous sommes à deux pas du Bataclan, dix jours après les attentats du 13 novembre. Noé Chibane fait partie des premiers membres des forces d’élite qui sont entrés dans la salle de concerts, la nuit du drame, découvrant le carnage provoqué par les terroristes, peut-être encore présents sur les lieux.
Frappe aérienne en Irak, attentat au Bataclan ; les patients viennent consulter pour un choc post-traumatique
Noé vient consulter exactement comme l’ont fait, avant lui, le pilote israélien Yadin, après avoir largué une bombe sur Ramallah, et Alex, un pilote de chasse américain, après sa « frappe chirurgicale » en Irak. L’Israélien, l’Américain et le Parisien auront tous trois à faire face à un contrecoup traumatique.
Tout part de l’imagination d’Hagai Levi (The Affair), qui crée pour la télévision israélienne, en 2005, la série BeTipul : un huis clos entre un psychothérapeute d’une cinquantaine d’années et un patient, chaque jour différent, du lundi au jeudi, avant que l’on retrouve ce psy face à l’oreille attentive de sa propre analyste, le vendredi. Le spectateur est invité, semaine après semaine, à assister par effraction aux séances des quatre mêmes patients, puis à entendre le récit qu’en fait le psy à sa référente en fin de semaine.
L’immense succès de BeTipul en Israël, où le pilote d’élite Yadin Yerushalmi, revenu d’une mission à Ramallah, est l’un des quatre patients, a donné lieu à une adaptation américaine pour HBO, In Treatment (En analyse, 2008-2010), très fidèle à la série originale et tout aussi passionnante. L’Israélien y laisse place à un alter ego américain (Alex), hanté par un raid au-dessus d’une école coranique en Irak.
Dans l’adaptation française, en cours d’écriture, nous sommes face à un policier d’élite de la brigade de recherche et d’intervention (BRI), venu consulter après l’attentat perpétré au Bataclan. Produite par Les Films du Poisson, la série En thérapie (son titre provisoire) réunit autour d’un même divan les réalisateurs Eric Toledano et Olivier Nakache (Intouchables) ainsi que les scénaristes Vincent Poymiro et David Elkaïm (Ainsi soient-ils).
« En France aussi, nous devrions être capables d’évoquer [dans un scénario] un événement présent sans attendre des dizaines d’années »
Son tournage pour Arte pourrait commencer à l’automne 2017. « Hagai Levi a inventé un véhicule pour nous faire découvrir l’âme et les conflits intérieurs de personnages représentatifs d’une société à un moment donné, analyse Vincent Poymiro. En adaptant à la France le traumatisme du pilote de chasse revenu de Ramallah ou d’Irak, nous avons immédiatement pensé aux attentats du 13 novembre. » Le but étant de « raconter ce qui anime la psyché d’une population qui vient de subir un trauma majeur dans l’espace public, d’analyser l’état psychique de notre pays post-attentats.C’est notre mission de raconteurs d’histoires ! C’est aussi une façon d’exorciser ce qui nous est arrivé ».
Puis il souligne : « Ce serait bien de prouver que nous aussi, en France, nous sommes capables de parler du présent sans attendre que des dizaines d’années se soient écoulées après un drame… Tout cela fait remonter des choses très intimes, chez chacun comme dans l’imaginaire collectif : on perçoit comment des idées traînent, circulent ou remontent dans le corps social. » La France, bien que férue de psychanalyse, est – seulement – le dix-huitième pays à adapter la série d’Hagai Levi.
Dramaturgie classique
BeTipul était donc un rendez-vous hebdomadaire fixe, concis (30 minutes), étendu sur une certaine durée (80 épisodes de 2005 à 2008), durant lequel des hommes, des femmes, des enfants ou des couples exposent des conflits externes et des déchirements intérieurs. En créant une série dont chaque épisode correspond à une séance de thérapie, Hagai Levi aura tiré le meilleur parti des micro-moyens que la télévision israélienne accorde à ses auteurs : nul besoin de décors coûteux ou de scènes en extérieur chronophages, et seulement deux acteurs à réunir par épisode d’une demi-heure.
La situation thérapeutique regorge d’éléments du théâtre : l’action, les volte-face, la tension autour dudire et des non-dits
« Le coup de génie d’Hagai, note Vincent Poymiro, c’est d’avoir perçu ce que la situation thérapeutique peut générer : ce simple face-à-face, aux dialogues époustouflants, engendre des rebondissements incroyables, des surprises, des coups de cœur, des éclats de rire… » Comme dans le théâtre classique, donc : l’action, les volte-face, la tension dramatique ne reposent plus que sur le dire – ou sur la colère, la séduction, ou bien la fuite pour ne pas dire.
A mesure que les patients, tout autant que le psy, se voient ébranlés par leurs séances, leurs récits révèlent des aveuglements, des résistances, des retours en arrière : ces sources de conflit qui sont la trame même de la dramaturgie sérielle.
On verra le psy se débattre dans son contre-transfert face à une patiente amoureuse de lui, se sentir désemparé, voire sortir de ses gonds face à un autre patient, découvrir combien son propre couple se délite, et lutter, finalement, pour ne pas exploser en vol : dans BeTipul comme dans In Treatment, c’est bien le thérapeute, de plus en plus las, perdu et en colère, qui devient le patient le plus intrigant.
Combler un vide
Cette histoire d’un homme qui ne va pas bien, en quête de quelque chose qui puisse combler un vide qu’il ne comprend pas vraiment, fut aussi celle de Tony Soprano. Déjà, dans le chef-d’œuvre que signe David Chase avec Les Soprano (1999-2007), un patron de la Mafia se découvrait en proie à des crises d’angoisse et à un mal-être indéfinissable. « Ces derniers temps, j’ai l’impression d’être arrivé au bout du rouleau (…). Tout a tendance à dégringoler (…). J’ai peur de perdre ma famille. C’est ça que je redoute le plus, finalement. Je n’arrête pas d’y penser », tente-t-il d’expliquer au docteur Melfi, la psychologue qu’il consulte dans le plus grand secret, sous peine de perdre toute autorité dans le milieu. Sa mère tentera d’ailleurs de le faire tuer, craignant les confidences qu’il peut faire à cette psy…
Le personnage de Tony est tiraillé entre l’identité dugood father (bon père) et dugodfather (parrain mafieux)
A travers la thérapie de Tony Soprano, que l’on suit en pointillé, s’entrevoit l’écartèlement entre deux forces opposées : d’un côté, les valeurs familiales qu’il entend défendre en tant qu’Américain d’origine italienne (être un bon père, fils, neveu…), de l’autre, la cruauté et le mode de vie fêtard d’un « boss » mafieux. Comme le résume superbement le spécialiste de séries Nicola Lusuardi : Tony est déchiré entre deux identités, celle du good father (bon père) et celle du godfather (parrain mafieux).
Rêves, actes manqués, visions
Tout en jouant de la dérision et de l’ironie, le créateur des Soprano, à partir des affres d’un homme en butte à lui-même, bouleverse le monde sériel et lui ouvre un nouveau champ d’exploration : les mille et une manières de figurer l’inconscient. Cela au travers de rêves, d’actes manqués, de comportements contradictoires, de visions ou d’hallucinations – sans nécessairement recourir à un psy –… Les créateurs n’ont d’autre limite que leur imagination. Ce qui ouvre autant de portes pour que le spectateur identifie aussi, même inconsciemment, les doutes, pensées sauvages et questionnements qui l’habitent lui-même.
« Contrairement à un film, une série se fonde sur un concept que l’on pourra explorer indéfiniment, à même de générer un nombre illimité d’histoires, au fil des saisons »
Dorénavant, plus qu’à l’action pure à la 24 heures chrono et au héros positif naguère exigé par les chaînes de télévision, les séries les plus ambitieuses s’attacheront souvent à des antihéros, caractérisés par leurs conflits intérieurs – et passionnants à ce titre. Des personnages complexes, déchirés, divisés, aux prises avec la dissonance, l’ambiguïté, le dilemme : que l’on pense à Dexter Morgan, expert médico-légal le jour et « dark passenger » – c’est-à-dire tueur-vengeur en série – la nuit, dans Dexter ; à Dick Whitman, qui usurpe l’identité de Don Draper dans Mad Men ; au professeur de chimie Walter White se muant en puissant Heisenberg, dealeur de la drogue la plus pure dans Breaking Bad…
« Le coup de maître de David Chase avec son épopée des Soprano, nous expliquait Nicola Lusuardi à la suite d’une masterclass à Bruxelles, c’est d’avoir compris ce qu’est l’essence même d’une série, à l’opposé d’un long-métrage. » Il détaille : « Un film qui entend raconter une histoire doit la développer dans un temps donné. Une série, elle, à laquelle le créateur ne sait jamais quand la chaîne mettra fin, ne part pas d’une histoire avec un début et un aboutissement. Une série se fonde sur un concept que l’on pourra explorer indéfiniment ! Elle déploie un monde, un processus à même de générer un nombre infini d’histoires, au fil des saisons accordées par le diffuseur. »
Et de poursuivre : « A partir des Soprano, on a compris que seule la série permettait de complexifier en profondeur la problématique des personnages, d’analyser à l’infini les questions existentielles irrésolues et insolubles auxquelles tout un chacun se confronte dans une vie. C’est ce qui a amené David Chase à ouvrir sa série sur les problèmes que Tony tente de circonscrire face à une psy… »
Inutile, du coup, d’imaginer qu’un feuilleton doive à tout prix finir sur une catharsis, dès lors que l’on part du principe que la série reflète la vie, dont on ne sait quand elle s’achèvera, ni comment. Ce que met en scène, d’ailleurs, le final des Soprano.
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