LE MONDE ECONOMIE | | Par Paul Seabright (Institut d'études avancées de Toulouse)
En ce début d’année 2016, l’humeur est sombre, et l’attention du monde est tournée vers les risques du terrorisme. Si l’économiste vous livre quelques chiffres montrant que d’autres risques de mortalité sont actuellement bien plus graves, passera-t-il pour un optimiste ou un pessimiste ? Je ne fais pas ici référence aux chiffres bien connus des accidents de voiture, qui font tous les dix jours en France autant de victimes que les auteurs des attentats du 13 novembre.
Ce qui me vient à l’esprit est une étude publiée le 8 décembre 2015 par deux économistes de l’université de Princeton (New Jersey), Anne Case et le Prix Nobel 2015 Angus Deaton :« Rising morbidity and mortality in midlife among white non-Hispanic Americans in the 21st century » (Proceedings of the National Academy of Sciences, novembre 2015).
Dans cette étude, les auteurs montrent que la baisse de la mortalité, historiquement connue dans toutes les tranches d’âge dans les pays industrialisés, s’est inversée aux Etats-Unis depuis 1999, et de manière très importante, pour les personnes blanches et non hispaniques âgées de 45 à 54 ans. La cause est une augmentation des suicides, des décès pour cause d’empoisonnement par les drogues ou par l’alcool, ou pour cause de maladie hépatique. Le phénomène est concentré chez les personnes de faible niveau d’éducation.
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer au vu du niveau d’obésité de la population américaine, la mortalité pour cause de diabète est restée plutôt stable. La mortalité due à ces trois causes (suicide, poison, hépatite) est en hausse dans toutes les tranches d’âge, mais elle n’est pas compensée par la baisse de la mortalité toutes causes confondues observée en moyenne, dans la seule tranche d’âge de 45 à 54 ans.
Pour celle-ci, l’augmentation de la mortalité depuis 1999 a donné quelque 96 000 décès supplémentaires au total jusqu’à la fin 2013. Un chiffre pas très éloigné des 140 000 décès dus au terrorisme dans le monde entier de 2000 à 2014, selon le rapport « Global Terrorism Index 2015 » de l’ONG Institute for Economics and Peace.
Quelle pourrait être l’explication de cette triste évolution ? En dehors du suicide, de l’alcoolémie et de la consommation augmentée d’héroïne, un facteur moins bien connu est la consommation d’analgésiques opioïdes, pour lesquels les ordonnances ont été multipliées par quatre aux Etats-Unis depuis 1999.
Il y a probablement une part d’augmentation objective de la demande : les auteurs citent des chiffres indiquant une hausse des arrêts maladie et des fréquences de douleurs, peut-être liée au stress ou à l’incertitude économique. Cette génération américaine, née à la fin du baby-boom, est la première pour qui la prospérité économique ne sera pas à la hauteur de celle de leurs propres parents. Il y a eu probablement aussi un changement de comportement chez les médecins, sans qu’il soit question de laxisme : les directives médicales de prescription reconnaissent plus explicitement qu’auparavant l’importance d’un traitement efficace de la douleur.
Serait-il alors souhaitable de restreindre les prescriptions d’analgésiques opioïdes pour réduire les risques de mortalité, comme l’ont fait plusieurs Etats américains par voie législative ces dernières années ?
Selon un document de travail d’Angela Kilby, doctorante du Massachusetts Institute of Technology, rien n’est moins sûr (« Opioids for the masses. Welfare tradeoffs in the regulation of narcotic pain medications », economics.mit.edu). Si les tentatives de restriction déjà mises en place ont en effet réduit la mortalité, c’est au prix d’une augmentation des douleurs chez les patients et de traitements hospitaliers supplémentaires. Si cette douleur est en augmentation objective, pour des raisons économiques ou autres, comment pourrait-on justifier la restriction d’accès des patients à un traitement analgésique, au nom de leur propre bien-être ?
Nous sommes confrontés à un choix éthique pour lequel les arguments purement statistiques sont insuffisants.
- Paul Seabright (Institut d'études avancées de Toulouse)
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