- HOSPIMEDIA
L'ouvrage* sorti le 11 décembre est le fruit d'un travail collaboratif et pluridisciplinaire, mené au quotidien dans les permanences d'accès aux soins de santé (Pass). La présidente du collectif, Claire Georges-Tarragano, médecin à l'hôpital Saint-Louis (AP-HP), revient sur les idées novatrices de ce manifeste, "pour un juste soin au juste coût".
Hospimedia : "Pouvez-vous nous parler du collectif Pass dont vous êtes la présidente, comment est-il né ?
Claire Georges-Tarragano : Le collectif Pass est né du besoin de regroupement des acteurs des Pass qui ont comme particularité de faire de la médecine générale et de s'occuper de situations de précarité. Ces activités n'apparaissent souvent pas comme "rentables", ce qui fait que les Pass ne sont pas valorisées et pas suffisamment défendues dans les établissements. D'une part, parce qu'on est aujourd'hui dans une approche de logique hospitalière technique et spécialisée et, d'autre part, du fait de la logique financière, en particulier de la T2A, qui s'inscrit dans une perspective de production d'activité. Les Pass sont dans une autre logique peu connue et peu reconnue. D'où la nécessité et le besoin de se regrouper pour essayer de se faire connaître. Et au-delà de ça, de montrer le côté "micro-modèle" du système d'organisation des soins. On a donc commencé à se réunir en 2006-2007 au niveau de l'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), puis ça s'est étendu à la région. Et c'est venu progressivement à l'échelon national, à la suite du premier colloque national en 2011. Notre collectif se constitue petit à petit et vient du terrain.
Les activités des Pass apparaissent souvent comme "non rentables", ce qui fait qu'elles ne sont pas valorisées et pas suffisamment défendues dans les établissements.
H. : Pourquoi ce livre maintenant, après presque dix ans d'existence ?
C. G.-T. : C'est l'aboutissement d'un cheminement mais aussi espérons-le un tremplin pour la suite. Un cheminement, dans le sens où le collectif Pass a, au fil des années, monté des actions de communication, en particulier des colloques, dès 2009 à l'hôpital Saint-Louis, à Paris. L'une de nos vocations, c'est d'utiliser les Pass comme support de réflexion de quelque chose de plus large, comme une loupe grossissante de problématiques qui traversent tout notre système de santé. On a commencé à réfléchir sur ce côté "sciences sociales" et à approfondir les réflexions. On évolue vers une "société savante" avec un groupe national qui se réunit régulièrement, avec pour but d'élargir notre champ de réflexion, au travers de lectures en sciences sociales, la philosophie, l'éthique… À partir de là s'est mis en place un cycle de conférences-débats sur le thème "Soigner l'humain". Soigner (l')humain, c'est mettre en évidence une nouvelle approche de la performance. C'est l'idée de ce livre.
H. : Le champ de ce livre est beaucoup plus large que les Pass. Pourquoi cette approche globale du système de santé ?
C. G.-T. : Dans ce livre, on parle beaucoup des Pass mais pas seulement. Il s'agit bien sûr de consolider leur position, de les défendre localement. Mais l'idée est surtout de les voir comme une innovation. Si on réduit la problématique d'un patient atteint de cancer à la taille de la tumeur, on se rend compte que ça n'a pas de sens. Si la personne est à la rue, ne mange pas à sa faim, ce n'est pas la même manière d'aborder le problème. Il ne faut pas se contenter d'une approche purement techno-scientifique. Ces constats que l'on fait dans des situations extrêmes, ce sont des constats pour tous. En tenant compte de la montée des maladies chroniques, du vieillissement, de la précarité, on sera de plus en plus dans une approche de santé globale, c'est-à-dire qui prend en compte tout ce qu'il y a autour de la maladie. On est obligé de penser une organisation des soins qui ne peut pas rester uniquement technique et scientifique mais qui doit aussi prendre en compte cette dimension sociale au sens large. Il y a un risque par rapport à la précarisation, par rapport au travail, la perte de revenu… il faut considérer tous ces aspects.
On est obligé de penser une organisation des soins qui ne peut pas rester uniquement technique et scientifique mais qui doit aussi prendre en compte cette dimension sociale au sens large.
H. : Pour le collectif, il est important d'aller au-delà des aspects techniques...
C. G.-T. : C'est un point important qu'on essaie de mettre d'emblée en avant. Mais attention, ce n'est surtout pas une opposition. C'est très bien qu'il y ait toutes ces innovations techniques et thérapeutiques. Mais, d'une part, ce n'est pas parce que la technique et les traitements high-techexistent qu'ils sont adaptés à la personne. Et d'autre part, comment faire pour assurer la pérennité de notre système en tenant compte du coût exponentiel des techniques et des thérapies ? Comment continuer à pouvoir assurer à chacun et à tous le meilleur soin ? Prenons l'exemple des Pass, puisqu'ils ont un budget limité — on est bien obligé de réfléchir, puisque les patients n'ont pas de couverture sociale —, est-ce qu'on va hospitaliser ? Utiliser des traitements coûteux au risque de ne plus pouvoir traiter les patients à venir ? On se rend compte alors qu'on peut éviter des traitements inutiles et qu'on n'a pas toujours besoin d'hospitaliser pour un bilan. Avoir peu de moyens face à des situations inédites et hors cadre protocole, c'est booster la capacité "humaine" du soignant à trouver des solutions adaptées. Mais aussi accepter parfois qu'il n'y ait pas de solution. "L'humain", c'est la capacité de réflexion, d'adaptation, d'anticipation, de sagesse pratique et de bon sens, de coordination relationnelle… toutes ces choses, qui à notre avis, ne sont pas assez activées, mais qui reposent sur l'humain et ne peuvent pas être faites par les logiciels.
H : La question du temps est omniprésente dans votre ouvrage. Pourquoi est-ce si important ?
C. G.-T. : Le temps c'est le point central, c'est là-dessus qu'il faut faire évoluer les choses. La logique actuelle est plutôt de réduire les temps, avec des pressions pour faire plus d'actes. Cet ouvrage met en avant les limites de cette logique, dans les situations de complexité médico-sociale notamment. Cette logique industrielle du soin marche très bien dans ce qui est bien standardisé et bien programmé, mais ne marche plus face aux difficultés telles que rencontrées dans les Pass. On se rend compte qu'en allant vite, on ne va traiter qu'une petite partie du problème. Donc on ne va pas du tout résoudre l'ensemble. La Pass propose une autre temporalité : prendre du temps pour aborder les problèmes en profondeur et pas uniquement de manière symptomatique et parcellaire. Il faut aussi prendre le temps de se réunir autour de situations. C'est le temps qui permet d'activer aussi bien les capacités que sont l'empathie et la sagesse pratique. La médecine est probablement aujourd'hui aussi humaine voire plus humaine qu'elle n'était il y a plusieurs années. Mais le contexte à changé, on nous impose des normes qui ne peuvent répondre à la singularité de chaque situation. Ce côté déshumanisant participe au fait qu'on voit la perte de sens chez les professionnels de l'hôpital actuellement. Eux savent ce qu'il faut faire. Mais les contraintes qu'on leur impose font qu'ils n'arrivent plus à le faire correctement.
H. : Quelles sont les solutions proposées par le collectif pour remédier à ces problématiques ?
C. G.-T. : Ce qu'on préconise, c'est une sorte de rééquilibrage. C'est-à-dire de stabiliser et de développer ce modèle de la Pass comme un moyen de contrebalancer la logique prédominante, ultratechnique et la pression à la T2A. Nous, on propose un modèle d'organisation qui ne remplace pas, mais dessine quelque chose de complémentaire à ce qui existe actuellement.
Pour faire marcher notre système de santé, il ne faut pas seulement des choses "descendantes" mais du collectif, alors que le système actuel génère surtout du mal-être dans les équipes.
H. : Vous avez des exemples de choses transposables dans d'autres structures ?
C. G.-T. : On travaille en collaboration avec l'Agence nationale pour l'amélioration de la performance des établissements de santé et médico-sociaux (Anap). Nous avons pu identifier des caractéristiques communes aux Pass, qui pourraient en faire un modèle pour accompagner le virage. Prenons le modèle d'une consultation dans l'hôpital avec des médecins qui ont une approche globale, des assistantes sociales, des infirmières… une unité de médecine ambulatoire avec ses compétences transversales, qui s'articule avec tout le reste de l'hôpital, et qu'on pourrait utiliser comme service ressource, dans les cas qui ne rentrent pas dans un cadre préétabli. Dans de nombreuses situations, on peut proposer des alternatives ambulatoires qui permettent d'éviter l'hospitalisation. Voilà en quoi le modèle de la Pass, qui semble bien fonctionner aux dires de tout le monde dans les situations extrêmes, pourrait être dupliqué dans les situations beaucoup moins extrêmes. Traiter uniquement "la maladie d'organe", ça coûte forcément cher alors que parfois on peut éviter un traitement lourd et coûteux, tout en restant dans l'intérêt des patients. D'ailleurs les Pass procurent une satisfaction au travail, un très faible absentéisme et très peu de turn-over. C'est un cercle vertueux, on est dans le concept d'hôpitaux "magnétiques", ceux où il fait à la fois bon se faire soigner et travailler. On essaie de défendre ça, pas simplement dans une logique de plaidoyer mais on dit : "Regardez on a un modèle qui fonctionne, même si les situations sont les plus compliquées, même si les locaux sont en général insuffisants. On a envie d'y travailler." C'est ça qu'il faut pour faire marcher notre système de santé. Pas seulement des choses "descendantes" mais des choses qui partent du terrain et du collectif.
H. : Quels sont les prochains aspects des Pass que votre collectif aimerait développer ?
C. G.-T. : Nous allons continuer à développer les projets collaboratifs de recherche en particulier sur les moyens d'évaluer l'approche médico-sociale globale et travailler sur de nouveaux marqueurs de qualité des soins qui partent du patient. L'objectif, c'est de continuer la démarche de recherche, en organisation de soins, sociologie, évaluer l'approche globale la pertinence du médico-social… et aussi continuer dans l'interdisciplinarité, devenir un laboratoire, avec le lancement prochain d'une plateforme collaborative. Pour que d'autres personnes puissent s'approprier le sujet et se mettre en relation, pour que cette dynamique s'amplifie, dans une perspective de "juste soin au juste coût". Continuer de faire évoluer notre système de santé, pour tous. Ce manifeste n'est pas un aboutissement mais, on l'espère, le commencement de quelque chose de plus abouti. Nous faisons l'éloge de la complémentarité et de la diversité à l'hôpital. Cela vise une évolution vertueuse du système de santé pour en garantir la pérennité. Comme l'écrit Alain Cordier dans sa postface, il ne faut pas avoir peur d'être subversif si on veut défendre notre système de santé. C'est crucial et peut-être même vital."
* Soigner (l')humain. Manifeste pour un juste soin au juste coût, sous la direction de Claire Georges-Tarragano, en collaboration avec Harold Astre et Frédéric Pierru. Presses de l'EHESP. ISB : 978-2-8109-0396-2. 24 €
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire