Suffit-il de se reposer pendant quelques jours de vacances pour effacer les méfaits d’une année travaillée en horaires alternants ? Pour la sensation de fatigue sans doute, mais ce n’est clairement pas assez pour assurer le bon fonctionnement du cerveau, selon une étude française chez 3 232 salariés. L’équipe dirigée par le Dr Jean-Claude Marquié, du laboratoire CNRS Cognition, Langues, Langage et Ergonomie à Toulouse a montré que le travail posté accélère le vieillissement cognitif sur le long terme et pas seulement les jours suivant une activité décalée. Au bout de 10 ans de travail posté, la perte cognitive liée à l’âge était plus avancée de 6,5 ans par rapport aux salariés en horaires conventionnels. Sans compter que cet impact chronique persiste dans le temps après arrêt de l’exposition.
Tout n’est pas perdu
Mais tout n’est pas perdu, loin de là. Comme l’explique le Dr Jean-Claude Marquié : « La bonne nouvelle, cependant, est que ce vieillissement accéléré est réversible. À l’arrêt de ce type d’horaires, les sujets récupèrent, avec un retour à la normale en moyenne au bout de 5 ans. » L’étude VISAT permet d’alerter sur un phénomène préoccupant et de mobiliser les acteurs de terrain concernés, car « il existe des solutions pour atténuer les effets cognitifs des horaires alternants ».
Un panel de 8 tests cognitifs
Les épidémiologistes français ont constitué une cohorte prospective constituée de 3 232 travailleurs en poste et retraités, âgés de 32, 42, 52 et 62 ans à l’inclusion en 1996. Trois évaluations cognitives ont été réalisées, à l’inclusion, puis à 5 et 10 ans. Parmi eux, 1 484 avaient eu une expérience professionnelle en travail posté, 1 635 aucune. Un emploi était considéré en travail posté s’il y avait au moins 50 nuits travaillées par an, de sorte que l’évaluation allait plutôt dans le sens d’une sous-estimation de l’effet des horaires alternants.
Trois autres paramètres ont été regardés dans les analyses hors effet-dose. À savoir le fait de ne pas pouvoir aller se coucher avant minuit, de devoir se lever avant 5 h du matin et d’empêcher de dormir la nuit. Lors de chacun des trois rendez-vous, trois indices cognitifs étaient mesurés, un test de performance globale, un autre spécifique sur la mémoire et le troisième sur la vitesse de traitement. Un panel de 8 tests cognitifs a été utilisé, pour une évaluation globale d’environ 15 minutes par personne.
Un effet indépendant du sommeil
Pour exploiter les données, les chercheurs se sont servis d’un critère composite prenant en compte les 8 tests. « Pour contrôler l’analyse, la qualité du sommeil a été introduite selon 5 items, l’endormissement, les réveils, le rendormissement, le lever prématuré et la consommation d’hypnotiques. Comme le sommeil et les troubles cognitifs sont liés, il était important de s’assurer que ce n’est pas le sommeil qui conditionne le déficit cognitif. Et en effet, que les individus soient bons ou dormeurs, l’effet du travail posté est le même. »
L’impact sur la mémoire semble plus sensible que la vitesse de traitement. « Ce constat suggère comme mécanisme possible le rôle de l’hippocampe. Cette région cérébrale est très sensible aux effets toxiques du cortisol, par exemple dans la dépression. C’est l’effet stressant de la désynchronisation du rythme circadien. » D’autres mécanismes sont néanmoins avancés. Il est possible que l’effet soit médié par l’incidence à la hausse du syndrome métabolique avec le travail posté.
L’ergonomie à l’étude
Ces résultats appellent des mesures concrètes dans le monde du travail. « Trois leviers majeurs sont à disposition pour améliorer les effets nocifs du travail de nuit : l’organisation du travail, la surveillance médicale personnalisée et les informations aux salariés sur l’hygiène de sommeil, l’alimentation, l’activité physique et les relations sociales. » Un arrêt d’une activité en travail posté peut être raisonnablement envisagée au bout de 10 ans, ou au minimum une pause.Un suivi médical personnalisé est nécessaire car des sujets sont plus vulnérables et présenteront un déclin cognitif plus rapidement.
Plusieurs points sont à expérimenter dans l’organisation du travail.« Cela peut passer par l’horaire de démarrage, ce n’est pas la même chose de prendre son poste à 4, 5 ou 6 heures du matin. La durée des postes est importante, c’est-à-dire le nombre de nuits enchaînées. Ou encore le sens de rotation des postes ». L’étude « au cœur de la nuit » menée par Yolande Esquirol est en cours de démarrage dans différentes régions de France chez environ 3 000 travailleurs de nuit. Y seront évalués les effets de telles mesures d’ergonomie sur le système cardiovasculaire et la cognition. Les premiers résultats sont attendus d’ici 2 ans.
Dr Irène Drogou
BMJ, publié en ligne le3 novembre2014
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