Glanée quelque part sur la Toile, une photo des années 60, style Life Magazine. Deux hommes sur un canapé couvent des yeux un craquant bambin blond. Il y a Auguste, le grand-père physicien. Il a atteint la stratosphérique altitude de 16 940 mètres dans une cabine pressurisée et a inspiré à Hergé son professeur Tournesol. Il y a Jacques, le père, l’homme profond (- 10 916 mètres) aux allures de Belge chantant, qui vient de sonder la fosse des Mariannes à bord d’un sous-marin. Et sur ses genoux, Bertrand, le regard échappé ailleurs, comme pour dire que, si les assises sont stables et la voie évidente, il suivra sa propre route.
Anamnèse. Né en 1958, le jeune Suisse vit une enfance choyée, pimentée aux grandes avancées scientifiques. A 11 ans, il assiste, fasciné, au décollage d’Apollo 11. C’est décidé, il sera astronaute ! Ou ingénieur. Mais assez vite un plus un ne font plus deux. Les lourdeurs dynastiques mises entre parenthèses, il rejoint les interrogations de sa mère, pianiste virtuose, et opte pour une exploration à enjeux, celle de l’esprit. Médecine, spécialisation en psychiatrie, formation d’hypnothérapeute. Car si l’époque est au freudisme à tous crins, Bertrand Piccard s’intéresse déjà aux mécanismes de défense et aux failles à créer.

Ponctuer autrement. Remplacer les points d’exclamation par des points d’interrogation. Renverser les dogmes pour aller plus haut, plus loin. Lâcher du lest. Quand il expose ses théories, passe dans ses yeux polaires une brume de souvenir. A la maison, la raison balayait trop souvent les hésitations. L’adolescent s’est heurté au père et aux certitudes. Puis, le jeune homme s’est shooté à la performance. Looping, vrille et piqué, sous son aile delta, il a expérimenté la plénitude de la maîtrise corporelle, intégré la puissance de l’instant présent. Pourtant, le sportif accompli a fini aérostier. Pour l’attrait de l’incertitude et la philosophie orientale du lâcher prise. «Il m’a fallu attendre de devenir pilote de ballon pour réaliser à quel point l’efficacité du contrôle a ses limites.» Pour la possibilité du choix également. Dans le ciel, les trajectoires se dessinent en changeant d’altitude. Formulé autrement, cela donne : les combats à museau cogné ne mènent à rien. Pour infléchir une situation, mieux vaut aller dans le sens de l’adversaire. Le dépressif se flagelle et brame sa nullité ? Il a sans doute raison ! Surpris par ce point de vue fataliste, le déprécié aura tendance à prouver le contraire et à remonter la pente.
Les femmes, ses héros. Très tôt, les médias se sont emparés de la saga helvétique, braquant les projecteurs sur le clan Piccard. Avec Breitling Orbiter 3, le ballon du tour du monde, puis Solar Impulse, l’avion qui vole sans une goutte de carburant, Bertrand a réactivé la machinerie, réinjecté une dose de testostérone victorieuse. Pourtant, ce timide repenti au sourire charismatique met volontiers l’accent sur le féminin pluriel et les combats en marche. Les discussions avec sa mère lui ont prouvé l’importance des chemins de traverse. Les échanges avec Michèle, sa femme, dont la créativité booste l’entreprise, le nourrissent au quotidien et la liberté d’esprit de ses filles, Estelle, Oriane et Solange, le ravit absolument. Avec malice, il évoque sa grand-tante qui, accompagnée de son mari et frère jumeau d’Auguste, fut la première femme dans la stratosphère. Elle était aussi la seule à détenir le brevet de pilote.
Hérétique éclectique ? On s’attendait presque à rencontrer le clone du dalaï-lama, un sage drapé de spiritualité éthérée. Bernique ! Si les pupilles aquarellées du psychiatre diffusent de l’empathie à haute dose, il a l’élégance sobre du cadre dynamique, porte la veste piquée au revers, boit du café quand on aurait parié sur le maté et, surprise, se pose en hérétique.«Les moments de religion m’ennuient, je ne vois pas Dieu affublé de caractères humains.» Elevé dans la tradition protestante, la curiosité intellectuelle l’a amené à forer loin et haut. Mais les certitudes des obédiences classiques ne l’ont pas convaincu. Aujourd’hui, son esprit flâne entre taoïsme, bouddhisme et enseignements psychanalytiques. Il cite Milton H. Erickson, le père de l’hypnose moderne ; Bruno Bettelheim, le psychiatre américain qui conseillait de se glisser dans les chaussures de l’autre ; Georges I. Gurdjieff, le philosophe caucasien de «l’homme se nourrit d’impressions». En médecine comme en politique, il affirme que les clivages conduisent toujours au désastre. Qu’allopathie, homéopathie et hypnose vivraient bien mieux en coloc. En France, il serait un électeur triste et frustré. En Suisse, où l’on peut panacher, il se sent libre de faire son marché à gauche comme à droite.
Mainstream et contre-pied. Statistiquement, après douze secondes, nous interrompons l’autre pour lui prouver qu’il a tort. Le Lausannois adopte systématiquement la tactique inverse. Tout en poussant ceux qu’il rencontre à dépasser leurs limites. «C’est un être visionnaire, un intuitif introspectif qui est aussi très exigeant. Mais si on le suit, on grandit»,témoigne Philippe Rathle, directeur de la fondation humanitaire de Piccard. Thierry, le jeune frère de Bertrand, confirme : «Il est totalement déterminé. Et, comme il a toujours été très rassembleur, il est allé chercher des compétences dans tous les domaines.» Un fabriquant de cuve de bières avait permis à Auguste d’atteindre les hautes couches atmosphériques, Bertrand s’appuie sur la capacité d’innovation d’un chantier naval pour démontrer qu’on peut vivre sans polluer.
Surprises. Ses conférences et ses livres l’ont hissé au niveau salarial d’un chirurgien. Ses pouvoirs de séduction le font talonner l’hypnotique serpent Kaa. Son discours rodé pourrait le confiner dans un libéralisme consensuel. Pourtant, il joue franc-jeu. Quitte à surprendre. On le croit écolo traditionnel, alors, on évoque la crise pétrolière de 1973 et les dimanches sans voitures, une initiative helvétique. Il nous rit au nez : «Le genre d’action totalement contre-productive, on empêchait les gens de profiter de leurs congés !» Refuse d’être pris en otage par les Verts : «Nous n’avons pas de raison de transformer notre lieu de vie en réserve naturelle. Pourquoi ? Parce que la nature est bien plus résiliente que l’homme.»On l’imagine pacifiste, il nous démontre qu’à vouloir supprimer le mal, on perd son temps et ses forces. On le pense affirmatif sur les questions d’actualité (mariage gay, prostitution, GPA), il pirouette, puis traverse les turbulences avec intelligence. Que l’on cesse surtout de légiférer à outrance. Que la sphère privée le reste, que l’on respecte l’individu et la pluralité des réponses. S’il veut réussir son tour du monde avec Solar Impulse 2, il sait qu’il faudra éviter typhons et conflits et s’accommoder à la marge de quelques tyrannies. En changeant d’altitude et en filant la métaphore utile des vents de la vie.

EN 7 DATES

1958 Naissance à Lausanne (Suisse). 1969 Assiste au décollage d’Apollo 111996 Thèse sur la pédagogie de l’épreuve. 1999 Record du tour du monde en ballon en vingt jours. 2010 Premier vol de Solar Impulse2014 Changer d’altitude (Stock). 2015 Solar Impulse 2décolle pour un tour du monde.