RÉCIT
Venus de Pologne et «mal adaptés», les frères Johan et Aurélien Toinon sont accusés de l’assassinat de leur mère adoptive en 2010. Verdict ce soir.
Ils sont arrivés chacun de leur côté, sans se parler, sans se retourner l’un vers l’autre, puis se sont figés côte à côte dans le box, droits comme des i, des statues parallèles. Ça n’a pas duré longtemps. Ensuite, il y a eu un mot à voix basse, puis un autre, des regards, un demi-sourire. Johan et Aurélien Toinon sont frères et depuis la naissance compagnons de misère. Tout en eux connaît l’autre par cœur.
Lorsque, le matin du 15 juillet 2010, une voisine a découvert le corps d’Annie Toinon, 58 ans, allongée sur son lit le crâne et la mâchoire fracassés, les soupçons des gendarmes se sont assez vite portés sur ses deux derniers fils adoptifs, Johan et Aurélien. «Parce qu’ils étaient violents», dit-on dans le village de Saint-Galmier (Loire), 3 000 habitants. «Parce qu’ils ne se sont jamais adaptés.» Une enquête a été ouverte sur cette intuition, et menée surtout à charge. Les voilà aujourd’hui devant la cour d’assises de Saint-Etienne, accusés depuis une semaine de «meurtre avec préméditation». Un matricide, crime rare au parfum de mythe et de scandale. Une histoire d’adoption qui aurait mal tourné. La salle d’audience est bondée.
Aurélien, 28 ans, est large, costaud. Une vraie carrure d’homme de la terre, le teint tanné, les cheveux blonds piqués raides sur le crâne. Johan, 27 ans, lui ressemble, en moins rond, les cheveux différents : ras, châtains. Deux petites boucles d’oreilles à gauche, il est le moderne, polo, jean, fan de musique techno, quand Aurélien campe l’ancien - chemise classique, passionné d’agriculture et de bestiaux. Les frères ne se sont pas revus depuis leur arrestation en juillet 2010. Ils ont été incarcérés dans deux prisons différentes, puis remis en liberté provisoire au bout d’un an et huit mois pour Johan, de deux ans pour Aurélien. Avec interdiction de communiquer.
«Chantage». Aurélien se rappelle la date exacte de leur arrivée en France, le 31 octobre 1993, un jour «marqué de beaucoup d’excitation».Bernard et Annie Toinon, agriculteurs à Saint-Galmier, ne parvenant pas à avoir d’enfants, avaient lancé une procédure en Pologne pour une adoption. Reçus dans un orphelinat à Gdansk, ils se retrouvent exposés à un «chantage» : la Pologne ne sépare pas les fratries, ce sera quatre enfants ou rien. Ils repartent avec Yannick, 13 ans, Adeline, 11 ans, Aurélien, 8 ans, et Johan, 7 ans. Dans le village, on se souvient d’une«grande admiration» pour «leur courage». Et de ces quatre petites silhouettes pas très bien habillées, toujours regroupées, collées les unes aux autres dans la cour de récré. «Ils se serraient les coudes», dit un de leurs anciens camarades de classe.
Comment, pourquoi les époux Toinon ont-ils décidé d’emblée d’interdire à leurs enfants de parler polonais ? Personne ne sait, mais «la méthode a fonctionné» : Johan a parlé français au bout de six mois, Aurélien au bout de huit, et tous les quatre ont tout oublié de leur langue maternelle. Il y a pourtant eu ces premiers mois, sans langue, où il fallait se cacher pour se parler. Aurélien ne s’en souvient pas bien, il se rappelle juste«avoir été déçu». Un enseignant raconte qu’il ne se retournait pas lorsqu’on l’appelait «Aurélien» dans la cour. Pour le faire venir, il fallait crier «Karol», son prénom polonais.
Qu’y a-t-il pour accuser Johan et Aurélien et les mener devant la cour d’assises ? Quelques traces ADN d’Annie Toinon sur le tee-shirt de l’un et le sac de l’autre, pas franchement convaincantes pour des jeunes hommes qui la côtoyaient au quotidien. Une vie rude qui les a faits âpres et fragiles, parfaits supports pour la mauvaise réputation. Un «antécédent»terrible, où Aurélien a agressé son grand-père. Et des débuts d’aveux, chancelants, contradictoires, de Johan disant qu’il aurait entendu des cris ce 15 juillet au matin, puis vu son frère quitter précipitamment la ferme.
Johan s’est rétracté ensuite, affirmant qu’il avait parlé «sous la pression»des gendarmes. Mercredi, la cour d’assises a visionné des extraits vidéo de sa garde à vue où ce climat semble en effet transparaître. Au lieu de la pause légale obligatoire en cellule entre deux auditions, les enquêteurs gardent Johan une demi-heure avec eux dans un bureau hors caméra pour, selon leurs termes, «une remise en confiance». C’est après cette séance qu’il accuse son frère.
Dans le même temps, Adeline, la sœur adorée de tous, petite mère de la fratrie, est placée en garde à vue. Il n’y a, dans l’enquête, pas le moindre élément pouvant la rendre suspecte. Elle est enceinte et en arrêt maladie pour risque de fausse couche. Les gendarmes l’interrogent pourtant au milieu de la nuit. Johan raconte à l’audience : «Ils me disaient : "On sait que c’est ton frère qu’il l’a fait. Si tu ne le dénonces pas, on garde ta sœur, elle accouchera en prison."»
Chiens. Aurélien Toinon est le premier des deux accusés à être interrogé par le président de la cour d’assises. Il lui parle de sa mère biologique, qu’il a à peine connue : «Vous vous souvenez qu’elle était alcoolique ? -Oui. - Elle avait aussi une autre spécificité… - Oui.
- Laquelle ?
- Elle était prostituée.»
Parmi les quatre enfants, Aurélien est le seul à avoir été confié à une grand-mère polonaise paternelle, jusqu’à ses 5 ans. Il en garde un souvenir ému. Placé ensuite en orphelinat, il n’aura de cesse de fuguer pour retourner chez cette aïeule aimante. «A l’orphelinat, on n’a pas d’amour, on est abandonnés. On est des moins que rien.»
Quand les Toinon arrivent en Pologne, ils expliquent aux enfants «avec des gestes» qu’ils vont devenir leurs parents. «Vous aviez de bonnes relations avec vos parents adoptifs ?» demande le président à Johan.«La plupart du temps oui», répond le jeune homme avec l’accent stéphanois. «Quand même, tique le président, il y avait des brimades ! Quand votre mère versait de l’eau sur votre matelas pour faire croire que vous souffriez d’énurésie !» Johan baisse la tête. Au fur et à mesure de l’audience, on apprend qu’Annie Toinon battait ses deux derniers fils, les enfermait dans la niche des chiens. «Tout ça, c’est pas vraiment elle, c’est l’alcool, murmure Johan. Il y avait ma mère qui avait bu et ma mère qui n’avait pas bu. C’était deux personnes différentes.»
«Polacks !» Des témoins rapportent des scènes d’Annie Toinon ivre, hurlant sur Johan. L’agricultrice avait visiblement «plus de mal» avec les deux derniers, qu’elle n’avait pas souhaité adopter, qu’avec les aînés. A 6 ans, Johan boit son premier verre d’alcool, à 10 ans, il vit sa première ivresse, à 13 ans, il est alcoolique. Les relations sont également tendues avec le grand-père maternel, qui vit à la ferme. Lui aussi boit, et insulte ses petits-enfants : «Sales Polacks, sales Boches !» crie-t-il en les pointant avec son fusil.
Johan et Aurélien fuguent, Johan fait plusieurs tentatives de suicide. Les services sociaux, alertés, proposent leur aide aux parents, qui refusent. Et puis, en 2000, âgé de 14 ans, Aurélien rentre soûl d’une fête et balance le téléviseur sur la tête de son grand-père. Benoît Lassablière, 76 ans, a la mâchoire fracturée. Il meurt un mois plus tard, d’un arrêt cardiaque sans rapport avec l’agression. «Mais dans la famille, le lien était fait»,murmure Aurélien, qui a «honte» de son «acte horrible».
«Trahi». L’enfance de Johan disparaît dans l’alcool et le cannabis, celle d’Aurélien dans le travail. «Capable de parler des heures de vaches et de cochons», il enchaîne les formations agricoles, et aide assidûment son père à la ferme. Son projet : reprendre une partie de l’exploitation, s’installer à son compte. En 2007, les parents Toinon décident de vendre certaines de leurs terres. Aurélien leur fait une offre. Ils lui préfèrent celle d’un autre voisin, plus élevée. Aurélien se sent «trahi».
Lorsqu’Aurélien et Johan ont été incarcérés, fin juillet 2010, leur père, Bernard, a demandé aux aînés Yannick et Adeline de ne pas leur rendre visite «pour ne pas avoir de problème». Lorsqu’ils ont fini par braver l’interdit paternel, dix-huit mois plus tard, le clan des quatre enfants s’est ressoudé. Aujourd’hui, la salle d’assises semble scindée en deux. D’un côté le père, entouré de ses huit frères et sœurs. Il a touché l’héritage de sa femme, s’est remis en ménage. De l’autre les enfants, auxquels il ne parle plus.
Aurélien et Adeline aimeraient faire un voyage en Pologne, «renouer avec les origines» et puis ouvrir ensemble avec Morgan, le mari d’Adeline, un «bar brasserie PMU». Johan, lui, dit que ses «seuls parents» sont ses parents adoptifs, mais qu’il les a, eux aussi, désormais«perdus». Il a «arrêté l’alcool», travaille comme maçon dans une association de réinsertion où l’on ne tarit pas d’éloges sur lui : «Gentil, sérieux, adorable.» Il a l’impression d’y avoir trouvé une «nouvelle famille». Le verdict est attendu ce soir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire