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mardi 11 février 2014

Elisabeth Roudinesco : «Notre identité est bien triple : biologique, psychique, sociale»

CÉCILE DAUMAS

Tout s’est emballé. Un concept mal compris - le genre - une rumeur folle, des peurs irrationnelles. Pourquoi un programme visant à l’égalité, dispensé à l’école, a-t-il laissé croire qu’on allait transformer les filles en garçons et les garçons en filles ? Pourquoi dans le sillage du mariage pour tous, tout projet sociétal concernant la famille est-il désormais vécu par une part de la population comme une mise en danger de l’enfant et un démantèlement de la structure familiale ? Réponses de l’historienne et psychanalyste Elisabeth Roudinesco.
Etes-vous surprise de ces mobilisations au nom de la famille en danger ?
Je ne suis pas surprise. Depuis un an, à l’occasion du vote du mariage pour les personnes du même sexe, on a vu émerger cette forme d’hostilité qui est en fait le symptôme d’autre chose. Sur fond de crise et de fortes inquiétudes sociales, s’expriment la crainte de la perte de la nation, et plus particulièrement le sentiment de perte de souveraineté, comme celle qui régit les relations père enfant. Quand l’économie est florissante, les transformations touchant la famille passent facilement. En revanche, l’instabilité économique engendre peurs et crispations. Au XIXe siècle déjà, l’industrialisation et ses transformations sociales avaient provoqué une terreur de la féminisation de la société, liée à l’essor du travail des femmes. A chaque fois, les boucs émissaires sont les mêmes : les juifs, les étrangers, les homosexuels. A chaque époque, les arguments sont récurrents : la famille se meurt, la nation est bafouée, l’indifférenciation sexuelle menace, l’avortement se généralise, les enfants ne vont plus naître. C’est une grande peur, une peur de l’avenir, la peur de n’être plus rien du tout.
Doit-on prendre au sérieux cette contestation conservatrice ?
Oui et non. Il faut prendre au sérieux la forte inquiétude qui s’exprime, celle de ne pas avoir un salaire, une retraite, un avenir. Mais il faut rester ferme sur les principes. On ne doit en aucun cas accepter les slogans antihomosexuels comme on ne doit pas tolérer les propos antisémites. J’approuve entièrement la décision de Manuel Valls de faire interdire le spectacle antisémite de Dieudonné. Il ne s’agit pas d’un problème de liberté d’expression mais bien d’incitation à la haine raciale. En revanche, je ne pense pas qu’il était nécessaire de repousser sine die le projet de loi sur la famille, d’autant qu’il était vidé des deux points les plus polémiques, la PMA (procréation médicalement assistée) et la GPA (gestation pour autrui). Je peux comprendre que l’on puisse repousser ces deux questions provisoirement pour des raisons politiques. Mais il est illusoire de s’opposer aux progrès de la science, il faut l’encadrer. Dans dix ans, qu’on le veuille ou non, droite ou gauche, la PMA sera autorisée pour les lesbiennes et la GPA pour les couples infertiles. Cela passera via les pays voisins où elle est déjà pratiquée, et via la demande de filiation des enfants ainsi conçus.
L’argument récurrent des leaders de la Manif pour tous est la défense de l’intérêt de l’enfant, la nécessité d’avoir un père et une mère. Qu’en pensez-vous ?
C’est dans ces familles à l’apparence la plus normale qu’adviennent aussi les pires turpitudes. En réalité, le premier malheur d’un enfant est la misère économique. Ce qui détruit une famille, c’est avant tout le chômage, la pauvreté, l’alcoolisme, la violence, les inégalités : ce que disait Victor Hugo dans les Misérables est d’actualité. L’autre besoin fondamental pour l’enfant est un attachement affectif personnalisé avec un être, qui est communément attribué à la mère, mais qui peut être assuré par une autre personne. Cet attachement fort va structurer l’enfant, c’est ce qu’on appelle l’amour. Le bien d’un enfant exige ainsi qu’il soit adopté le plus vite possible s’il est dans un orphelinat, qu’il ne soit ni maltraité ni considéré comme un objet mais comme un sujet.
Pourquoi la notion de genre a-t-elle créé une telle polémique, une telle confusion ?
Nous devons défendre toutes les recherches sur ce thème, elles sont essentielles. Le genre est une hypothèse qui permet de montrer que tout ne découle pas de la nature. Mais le genre est une notion renvoyant à un «sentiment de l’identité» et il ne s’agit en rien de l’appliquer bêtement dans le quotidien de la vie. Cela n’aurait aucun sens. Un concept, une notion ne doivent pas descendre dans la rue : le concept de chien n’aboie pas. Il est extraordinaire de voir comment une des théories les plus sophistiquées a pu engendrer une rumeur aussi stupide (lire aussi pages précédente). Un des grands fantasmes qui circulent est qu’on ne fabriquera plus les enfants par voies naturelles. On estime à 7% de la population le nombre d’homosexuels. Tous ne veulent pas avoir des enfants. La quasi-totalité des enfants seront encore conçus par une copulation classique, rassurez-vous, c’est tellement plus simple, y compris d’ailleurs chez des homosexuels hommes et femmes entre eux. Penser que différence des sexes, accouplement et naissance des enfants sont remis en cause dans la réalité sociale relève du fantasme, voire du délire.
Sur quel terreau est née cette folle rumeur ?
Cette rumeur est liée au mariage pour les personnes du même sexe. A tort, l’homosexualité est envisagée comme un troisième sexe : cela fait très longtemps d’ailleurs que ce terme est employé. S’est greffée sur cette idée la peur qu’on allait transformer les garçons en filles et les filles en garçons. Nous sommes dans le délire. L’homosexualité n’est pas un «autre sexe», c’est une orientation sexuelle. L’homosexualité n’est pas une construction identitaire liée au genre, les homosexuels sont soit hommes, soit femmes, comme les bisexuels. Le transsexualisme (conviction d’appartenir à un sexe opposé) n’a rien à voir avec l’homosexualité, et c’est ultraminoritaire. Il existe bel et bien deux sexes, l’un masculin, l’autre féminin. L’hermaphrodisme est une anomalie anatomique, connue depuis la nuit des temps et l’androgynie un mythe : il y a une immense littérature sur cette question. Mais l’identité sexuelle est aussi une construction sociale et psychique, comme l’a démontré Simone de Beauvoir et d’autres après elle. «On ne naît pas femme, disait-elle, on le devient.» Notre identité est bien triple : biologique, psychique, sociale. On est homme ou femme, réalité biologico-anatomique incontournable, et le genre, comme construction, c’est une autre réalité qui relève du «vécu», de l’existentiel.
Comment comprendre la propagation de rumeurs aussi dénuées de réalité ?
Depuis 2001, et l’attentat du World Trade Center, la négation de la vérité historique est une constante. La négation des chambres à gaz est condamnée par la loi ou partout réprouvée, mais d’autres négationnismes prolifèrent. Nous sommes face à un déferlement de rumeurs amplifiées par Internet et le réductionnisme des médias. Exemple : Freud est présenté comme un nazi, Marx comme responsable du goulag et Einstein de la bombe atomique, trois assassins. Ces contre-vérités sont permanentes, il faut en permanence les invalider. Ces attaques visent aussi des auteurs complexes. Elles touchent des intellectuels comme Derrida, Foucault, Bourdieu, auteurs français parmi les plus lus aux Etats-Unis et qui ont étudié ces questions. Il y a dans ces mouvements un anti-intellectualisme effrayant qui alimente l’idée que toute opinion, même la plus délirante ou la plus répugnante, vaut autant que la vérité, la rationalité ou les différentes hypothèses de travail les plus sérieuses, les plus novatrices. Tout ne se vaut pas, contrairement à ce que disent des médias fous qui veulent mettre en face à face constamment tout et n’importe quoi pour faire de l’audimat ou de la polémique : les juifs contre les antisémites, les racistes contre les antiracistes, les évolutionnistes contre les créationnistes, les partisans des rumeurs contre ceux qui les invalident, etc. Il faut dire non et non à toutes ces sottises. Et mener des combats clairs.
Auteur de : «la Famille en désordre», Fayard 2002, Livre de poche, 2010.

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