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vendredi 3 janvier 2014

L’exil forcé de handicapés français en Belgique

LE MONDE | Par 
Dans la chambre de l'un des résidents du foyer Arpèges, à Pommeroeul, en Belgique, le 3 décembre 2013.
Dans la chambre de l'un des résidents du foyer Arpèges, à Pommeroeul, en Belgique, le 3 décembre 2013. | AIMÉE THIRION POUR "LE MONDE"
A l'heure exacte, ritualisée, du goûter, les pensionnaires du foyer Arpèges, en Belgique, prennent en silence, quoique côte à côte, leur café sous la véranda, la plus vaste pièce de ce pavillon reconverti en foyer pour 21 handicapés mentaux français. Ils disposent d'une vue, par-delà le parking, sur une longue parcelle herbeuse, se partagent, à deux ou trois par chambre, sur trois étages, trois petites salles de bains, un salon empli de canapés tournés face à l'écran plat, et une minuscule salle d'activités.
A une demi-heure de voiture de Lille, Arpèges, institution privée créée il y a un an par un kinésithérapeute belge, a fait le plein en un tournemain. Elle n'est pas soumise aux normes françaises, qui imposent chambres et salles de bains individuelles, par exemple. Mais les délégués de l'association tutélaire Atinord, venus de France y visiter deux majeurs protégés, apprécient la « volonté de bien faire » de la direction. « Il y a un souci du résident, des projets de vie personnalisés, une bonne équipe d'éducateurs, un suivi médical sérieux, les locaux sont refaits à neuf, les activités variées. » Y compris en extérieur, avec, au choix, piscine, bowling, médiathèque ou équithérapie.
« Le haut du panier », conclut, en quittant les lieux, Alain Jacqmart, responsable Belgique d'Atinord, qui voit presque chaque mois sortir de terre un nouveau « home » wallon pour handicapés mentaux français. Selon les autorités sanitaires belges, près de 140 ont ouvert depuis 2000. Côté français, depuis 2005, trois rapports ont pointé l'ampleur du phénomène, en croissance depuis trente ans, dénonçant par là même le déficit d'accueil en France. Et évaluant à quelque 6 500 les handicapés mentaux français de tous âges hébergés en Belgique.

« LES USINES À FRANÇAIS », COMME DISENT LES BELGES
« Notre République préfère les exporter, cela coûte moins cher, et en Belgique, ils ne gâchent pas le paysage, s'emporte Christel Prado, présidente de l'Unapei, fédération d'associations de défense des handicapés mentaux. C'est indigne ! C'est une violence institutionnelle d'imposer cela aux familles. La personne handicapée doit grandir et vivre dans sa communauté, au plus près des siens. »
Un plan lancé en 2008 par Nicolas Sarkozy devait permettre la création de 40 000 places d'ici à 2016. Son déroulé est respecté, assure la ministre déléguée aux personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti (avec 24 000 places sorties de terre, 16 000 financées et programmées, 3 400 places destinées aux autistes). Elle admet néanmoins, sans pouvoir le chiffrer précisément, que« ce sera largement insuffisant ». On sera « loin du compte »aussi pour l'Unapei, venue récemment en soutien de trois familles qui, faute de place adaptée pour leurs enfants, ont attaqué l'Etat en justice – obtenant, pour deux d'entre elles, gain de cause.
En attendant que la demande française dégonfle, un premier accord-cadre franco-belge devrait permettre un meilleur contrôle : signé fin 2011 entre gouvernement français et région wallonne, il a été entériné, côté français, le 14 novembre 2013, et son suivi a été confié à l'agence régionale de santé (ARS) du Nord-Pas-de-Calais. Les handicapés français présents outre-Quiévrain seront pour la première fois précisément recensés. Les conventions de financement passées entre conseils généraux et structures d'accueil seront homogénéisées. Des inspections communes seront menées avec la Belgique, qui conduiront au rapprochement des normes et bonnes pratiques françaises et belges, espère Mme Carlotti.
Car tous ces foyers n'offrent pas la qualité minimale de service d'Arpèges. A plusieurs reprises, Atinord a alerté l'ARS du Nord et l'Agence wallonne pour l'intégration des personnes handicapées (Awiph) sur les dysfonctionnements de ces « usines à Français », comme les nomment les Belges, qui démarchent conseils généraux et hôpitaux psychiatriques jusque dans le sud de la France. En rendant visite aux handicapés dont ils assument la protection juridique, les délégués d'Atinord pénètrent dans tous ces établissements, sans se contenter des parloirs où restent parfois cantonnées les familles.
PERSONNEL PEU FORMÉ ET PEU SCRUPULEUX
Résultat ? Si « des structures sont très intéressantes », insiste M. Jacqmart, d'autres offrent « des conditions d'hygiène et de sécurité ainsi qu'une prise en charge à mille lieues des exigences françaises ». Ce que confirme Simon Baude, directeur des contrôles à l'Awiph, qui évoque des « situations très limites ».
Gestionnaires et personnel peu formés et peu scrupuleux, avec l'argent pour objectif premier (« des gens du secteur de la construction qui se découvrent une vocation subite… »). Manque de surveillance, d'activités, de variété dans l'alimentation. D'espace et d'intimité dans des chambres collectives. Phénomènes de contention…
Ce constat est partagé par les associations de défense des handicapés mentaux françaises (Unapei, APIM-HF) ou belges (Afrahm), porte-voix de familles mutiques car trop inquiètes de ne pas trouver de place ailleurs si elles osent se plaindre et retirer leur proche.
Les parents d'Amélie Locquet, cette jeune fille lourdement handicapée qui vient d'obtenir une prise en charge adaptée après un procès contre l'administration, osent désormais raconter. En 2010, la Maison départementale des personnes handicapées du Val-d'Oise leur avait proposé un placement à L'Espérandrie, ancien couvent situé à Bonsecours, à quelques centaines de mètres de la frontière française, qui s'est fait une spécialité de l'accueil des handicapés mentaux français, enfants et jeunes adultes – ils sont environ 450. Amélie y a passé deux semaines. « C'est sinistre, se souvient Marie-Claire Locquet. Les gens sont comme des zombies, shootés aux médicaments, assis toute la journée, couchés à 18 h 30. Ils sont dans des chambres-dortoirs de 4 à 6 lits. Ils n'ont aucune intimité. »
SÉCU ET CONSEILS GÉNÉRAUX « FINANCENT LES YEUX FERMÉS »
Atinord a tiré la sonnette d'alarme au printemps 2012 après y avoir vu « des personnes sous la contrainte d'une institution close sur elle-même »« Pas de respect de la dignité humaine, pas de projet individuel, très peu d'activités. » Et un secteur « alités » impressionnant, « avec une soixantaine de lits occupés en permanence par des personnes gastro-stomisées , ce qui évite de les nourrir trois fois par jour ». Des personnes qui, une fois sorties, s'avèrent parfois capables de s'alimenter, d'avoir des activités. L'Awiph a exigé de la direction de L'Espérandrie une évolution de sa prise en charge par trop collectiviste (« La même qu'il y a trente ans »). Est-elle en cours ? Le Monde s'est vu opposer une fin de non-recevoir à sa demande de visite, les familles étant, selon le directeur, « réticentes à cette intrusion dans l'intimité des pensionnaires ».
C'est au client-payeur d'imposer un niveau d'exigence supérieur à ces structures commerciales, rappelle-t-on côté belge. La Sécurité sociale, par le biais de l'ARS (en ce qui concerne les enfants) ou les conseils généraux (pour les adultes) « financent les yeux fermés », regrette l'Unapei. Seuls douze départements ont exigé de ces établissements la signature de conventions de financement assorties de contraintes qualitatives. Conventions dont il était jusqu'alors délicat de contrôler la bonne application sur un territoire étranger…
L'accord-cadre conférera enfin une légitimité aux contrôles français. Il a déjà permis un développement des contacts binationaux. Désormais, les départements français appellent parfois pour avis l'opérateur public belge avant un placement dans tel ou tel établissement. Grande nouveauté.

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